Jusqu’où iront les chiites ?

Le siège de Nadjaf est levé, les miliciens ont quitté le mausolée d’Ali. Le plan de l’ayatollah Sistani semble fonctionner. Du moins pour le moment…

Publié le 30 août 2004 Lecture : 5 minutes.

Evoquant Nadjaf, sa ville natale, dans l’introduction de son roman Idha al-Ayamou Aghsaqat (« Jours au crépuscule », non traduit en français), la romancière irakienne Hayet Charara écrit que la Ville sainte chiite « exporte les turbans et importe les enterrements ». Elle faisait allusion aux milliers d’imams, hodjatoleslams et autres ayatollahs qui sont formés dans les écoles religieuses de cette vieille cité et aux incessantes processions funéraires qui la traversent, de jour comme de nuit, ramenant les morts des confins du monde chiite. L’ancienne professeur de littérature russe à l’université de Bagdad n’a pas vécu assez longtemps – elle s’est suicidée pour échapper à la répression de l’ancien régime – pour voir les oulémas enturbannés, jadis brimés par Saddam Hussein, se découvrir d’irrépressibles ambitions politiques, marginalisant au passage les leaders « classiques » – anciens agents de renseignement ou chefs de partis archaïques et sans assise populaire. Quant aux morts, la ville n’a même plus besoin de les « importer », puisqu’il en tombe des dizaines chaque jour dans ses rues poussiéreuses, martyrs anonymes d’une cause incertaine ou victimes « collatérales » d’une guerre impériale américaine.
Nadjaf qui, depuis quinze siècles, vit le deuil comme un don d’Allah, n’a donc pas fini d’enterrer ses morts. Madinat Essalam (« la Cité de la paix »), comme aiment l’appeler les chiites, a été embarquée malgré elle dans une guérilla menée par Jaïch al-Mahdi (« l’armée du Mahdi »), une bande de va-nu-pieds. Assiégée, depuis le 5 août, par la redoutable armada américaine, ses pierres saintes injuriées par les impacts d’obus et sa population terrée dans les maisons, élevant des prières à Allah, à Mohammed, à Ali et à tous les saints martyrs chiites, la « cité des morts » – où vivent néanmoins 800 000 âmes – a-t-elle été sauvée in extremis par l’ayatollah al-ozma Ali Sistani, son vénérable chef religieux, âgé de 73 ans ?
Tout porte à le croire, car le retour du chef de la hawza ilmiya, la direction religieuse chiite, le 25 août, après trois semaines d’absence – atteint de troubles cardiaques, il était parti se faire soigner à Londres -, a mis fin comme par miracle aux combats opposant les forces américaines aux miliciens du turbulent imam Moqtada Sadr, de quarante-trois ans son cadet. Mieux : son plan visant à restaurer la paix dans la ville a été accepté sans conditions par Sadr, qui a ordonné aussitôt à ses hommes de déposer les armes, d’évacuer le mausolée d’Ali, où ils s’étaient retranchés depuis le début des combats, et de quitter Nadjaf et la ville jumelle de Koufa. Un point de collecte d’armes a même été installé à proximité du mausolée et de nombreux combattants ont répondu à l’appel.
Le « plan » de Sistani prévoit le désarmement de Nadjaf et de Koufa, le retrait simultané des miliciens de l’armée du Mahdi et des forces américaines, le retour de la police irakienne pour assurer l’ordre et le dédommagement de toutes les personnes ayant été affectées par les combats.
Ce plan a le mérite de renvoyer les belligérants dos à dos tout en permettant à chacun – combattants, politiques, religieux – de sauver la face. Cette sortie de crise plus qu’honorable préserve la Ville sainte, soulage ses habitants et, au-delà, restaure l’autorité morale d’une marjaya chiite ébranlée par la surenchère populiste de l’imam rebelle et par les soupçons liés au départ de Sistani pour Londres au début des combats. Ce dernier peut aujourd’hui espérer réaliser un vieux rêve : faire de Nadjaf une sorte de Vatican chiite, c’est-à-dire une cité autonome, désarmée et gérée par le clergé. Mais on n’en est pas encore là…
Certes, l’évacuation du mausolée d’Ali par les partisans de Sadr, le désarmement de tous les combattants et le départ des troupes américaines de la Ville sainte – ou du moins de son coeur historique -, prendront un peu de temps. Mais la situation semble s’orienter vers une issue pacifique souhaitée par toutes les parties. À commencer par ce que les Irakiens appellent désormais le « mouvement sadriste ».
Né à la périphérie des grandes villes, en marge de la politique irakienne et des références chiites traditionnelles (la hawza ilmiya, représentée par les ayatollahs, le parti Al-Daawa et le Conseil supérieur de la Révolution islamique en Irak, CSRII), ce mouvement a su ratisser large en développant un discours nationaliste recouvert d’un vernis religieux, qui a trouvé un large écho auprès d’une jeunesse déboussolée et d’une population lasse de l’occupation. Ayant poussé comme une herbe folle, dans la situation exceptionnelle que traverse le pays depuis la fin officielle de la guerre le 1er mai 2003, il peine, aujourd’hui, à proposer des solutions concrètes susceptibles de sortir le pays du chaos. Dans son incapacité à transformer son assise populaire en une base politique et ses revendications en un programme d’action, il n’a pu offrir, jusque-là, à ses adeptes que la perspective peu gratifiante d’un sacrifice inutile.
Ayant gagné le pari de rallier à son combat un grand nombre d’Irakiens, Moqtada Sadr saura-t-il tirer les dividendes de la résistance héroïque que ses hommes ont opposée aux forces d’occupation à Nadjaf et dans les autres villes du Sud ? Acceptera-t-il de livrer les armes de ses milices aux autorités irakiennes et de repositionner son mouvement sur l’échiquier politique, en prévision des prochaines échéances électorales ?
Il aurait tout intérêt à le faire, pour au moins deux raisons. Tout d’abord parce que son mouvement a acquis, à la faveur de la crise, un certain poids électoral, et qu’il pourrait en jouer pour gagner des alliés à sa cause, aussi bien dans l’establishment chiite que sunnite. Ensuite, parce qu’après le rétablissement de l’autorité de la marjaya, qui l’a sauvé d’une humiliation certaine – il peut se prévaloir, en effet, de ne pas avoir capitulé devant l’ennemi et arguer de s’être soumis à une tutelle religieuse -, il aura beaucoup de mal à justifier une reprise de la rébellion. D’autant que le chef du gouvernement, Iyad Allaoui, lui a promis un moyen sûr pour quitter Nadjaf à condition qu’il renonce à la lutte armée, ainsi que l’amnistie à ceux de ses miliciens qui acceptent de déposer les armes.
Il reste cependant à espérer que les troupes américaines ou irakiennes ne commettront pas, dans les jours qui viennent, une nouvelle « bavure » susceptible de remettre le feu aux poudres. Déjà, le 26 août, alors que le cortège de Sistani était en route pour Nadjaf, des Gardes nationaux ont tiré sur une foule de manifestants particulièrement excités à l’entrée de la ville, ainsi qu’à Koufa, faisant 74 morts et 376 blessés. Ce massacre, car c’en était un – de plus et de trop -, aurait pu faire avorter l’initiative du vieux dignitaire.
Il est également à craindre que les forces américaines, sur les conseils intéressés des membres du gouvernement intérimaire – lesquels ne voient pas d’un très bon oeil la montée en puissance du pouvoir religieux -, prennent prétexte de la moindre étincelle, voire la provoquent, pour relancer la chasse à Sadr et à ses partisans. Histoire d’en finir avec un mouvement qui risque de faire tache d’huile, et de renvoyer l’ayatollah Sistani à ses chères études religieuses.

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