Hicham El Guerrouj

Publié le 30 août 2004 Lecture : 6 minutes.

Athènes, mardi 24 août 2004, 23 h 45. Effondré sur la piste d’athlétisme du stade Spiridon-Louis, face contre terre, Hicham El Guerrouj est seul au monde. Il pleure, il exulte, il prie, il jubile. Les idées se bousculent dans sa tête. Il pense à sa petite fille de deux mois, Hiba. Il pense à son Dieu, qui lui a donné la force de s’arracher dans les derniers mètres de la course pour résister au retour de son magnifique adversaire, le Kényan Bernard Lagat. Il pense à ses parents, venus le soutenir dans les tribunes, comme à chacun de ses exploits. Il pense à son roi, Mohammed VI. Il pense au peuple du Maroc. Il pense à ces années et ces années de labeur enfin récompensées. Car, à 23 h 45, en ce mardi 24 août 2004, Hicham El Guerrouj est devenu champion olympique du 1 500 mètres, la distance reine du demi-fond, au terme d’une course d’anthologie. Quatre fois champion du monde, recordman du monde de la discipline, le miler marocain a enfin vaincu le signe indien. Hicham était un roi sans couronne, un roi maudit. Un seul titre – le plus convoité de tous -, le titre olympique, se refusait obstinément à lui. Il avait couru 68 courses entre 1996 et 2003, et n’en avait perdu que 2 : les finales olympiques d’Atlanta et de Sydney.
Archifavori à Atlanta, en 1996, il avait chuté à 450 mètres de l’arrivée après avoir heurté de sa chaussure le bout du talon de l’Algérien Noureddine Morceli. Meurtri par cette défaite face à un rival sur le déclin, originaire qui plus est du grand voisin de l’est, l’enfant de Berkane s’était juré de prendre sa revanche à Sydney, en 2000. Pour se motiver, il avait accroché une grande photo de sa chute au-dessus de son lit dans sa chambre de l’Institut d’athlétisme de Rabat. Avec l’aide de son coach de toujours, Abelkader Kada, et celle de son meilleur ami, camarade d’entraînement et de souffrance, Hocine Benziguinet, Hicham commence à aligner les victoires avec une régularité de métronome. En 1997, il remporte son premier titre mondial, sur la piste d’Athènes. Déjà. L’année suivante, il efface des tablettes Morceli en s’emparant du record du monde du 1 500 mètres, en 3’26 », au meeting de Rome. En 1999, aux mondiaux de Séville, il résiste à la pression du public espagnol et conserve sa couronne. Et, quand il se présente en 2000 aux Jeux de Sydney, il n’a pas perdu depuis quatre ans. L’or lui tend les bras. Pourtant, dans les derniers mètres de la finale, il se fait doubler par le petit Kényan Noah Ngeny. Le rêve s’effondre. Tétanisé par l’enjeu, Hicham a craqué. Dans la matinée, il avait avoué à ses proches qu’il allait perdre, et avait pleuré dans le bus qui le conduisait au stade. Aujourd’hui, en y repensant, il admet qu’il en a sans doute fait un peu trop : « À Sydney, j’ai perdu parce que je m’étais trop entraîné. Dans la dernière ligne droite, je n’avais plus de jus. Si j’en avais fait 50 % de moins, j’aurais gagné. On apprend en vieillissant. » Traumatisé par l’échec australien, il caresse un instant l’idée de tout arrêter. Le sentiment d’avoir déçu les attentes de tout un peuple lui est plus insupportable encore que la défaite.
Hicham El Guerrouj voit le jour le 14 septembre 1974 à Berkane, dans une famille modeste de six enfants. Son père, Ayachi, était vendeur de sandwichs. L’exemple de Saïd Aouita, son idole, maître incontesté du demi-fond mondial dans les années 1980 et champion olympique (sur 5 000 mètres) aux Jeux de Los Angeles, en 1984, lui donne très tôt envie de courir. Il s’entraîne dur, seul, après l’école, avec la complicité du vieux Slimane, le gardien du complexe sportif principal de sa ville natale, qui lui ouvrait les grilles parce que « le gamin lui plaisait ». À 14 ans, il gagne, pieds nus, un 1 500 mètres en 4’1 ». Il est remarqué par Aziz Daouda, le directeur technique national (DTN) de l’athlétisme marocain. Il veut passer « professionnel ». Le DTN lui répond qu’il faut avoir terminé l’école. Hicham insiste : « Et si je n’ai pas fini ? » « Alors il faut un mot de ton père ! » Le paternel cède sans se faire prier : il croit au destin de son fils préféré.
Chapeauté par le coach Abdelkader Kada, l’enfant de Berkane progresse rapidement. En 1992, aux mondiaux juniors, il finit troisième du 5 000 mètres, derrière un certain Haïlé Gébréselassié et le Kényan Ismael Kirui. Le 5 000 mètres est alors sa distance de prédilection, et ce n’est que quelques années plus tard qu’il « descendra » sur 1 500 mètres. Au fil de ses exploits, El Guerrouj attire l’attention. Hassan II, protecteur et mécène des sportifs, le prend en affection. Il le couvre d’honneurs. Et d’argent. « Feu Sa Majesté m’a dit qu’il me considérait comme son fils », expliquera Hicham. L’armée met à sa disposition le soldat Hocine Benziguinet, qui deviendra son « lièvre » et son meilleur ami. Les autres sportifs marocains commencent à grincer des dents. La presse indépendante aussi. On lui reproche d’avoir accepté des terres, des fermes. Hicham n’a pas le sentiment d’avoir usurpé quoi que ce soit, et d’ailleurs, un cadeau du roi, ça ne se refuse pas. Mais il sait désormais qu’il est attendu. Et redevable.
Faut-il chercher là l’explication de sa défaite face à Ngeny, à Sydney ? Au fond, peu importe. Car le champion, rasséréné par les siens, finit par retrouver son orgueil. Il se remet au travail et se promet de triompher à Athènes, en 2004, et de rentrer dans l’histoire des Jeux en doublant le 1 500 mètres et le 5 000 mètres, pour rééditer l’exploit mythique réalisé par le Finlandais Paavo Nurmi à Paris, en 1924. Il décroche la photo de sa chute d’Atlanta et la remplace par celle de sa victoire aux mondiaux de Séville de 1999. Il s’adjuge deux autres titres mondiaux sur 1 500 mètres, en 2001, à Edmonton, et en 2003, à Saint-Denis, mais voit des rivaux pointer le bout de leur nez : le Français Mehdi Baala, son dauphin à Paris, et surtout le phénomène kényan Bernard Lagat, auteur de la meilleure performance mondiale en 2004, avec un chrono de 3’27 »40, au meeting de Zurich.
Hicham se présente à Athènes dans des dispositions mystérieuses. Sa préparation a été gravement perturbée par des crises d’allergie. Il a pensé un instant jeter l’éponge avant de se ressaisir une fois son mal correctement diagnostiqué – et traité. Mais sa saison en meetings a été peu convaincante : le 2 juillet, à Rome, il a terminé 8e – un camouflet ! -, et le 6 août, à Zurich, il a subi la loi de Lagat. El Guerrouj semble être redevenu humain, et c’est au milieu d’un certain scepticisme qu’il s’aligne au départ des séries du 1 500 mètres olympique. Fataliste mais pas résigné, le Marocain essaie de dédramatiser. « Platini n’a jamais été champion du monde ni champion olympique, mais il a laissé sa marque, alors que certains champions olympiques ne l’ont pas fait. Si je ne gagnais pas à Athènes, ce serait mon destin, parce que Dieu n’aura pas voulu que je sois un jour champion olympique. » El Guerrouj, qui est profondément croyant et très pieux, ne veut pourtant pas baisser les bras. Il prévient : « Mais pour que quelqu’un me batte, il devra frôler la mort, faire exploser ses poumons. » On connaît la suite. El Guerrouj prend les commandes de la course aux 800 mètres. À 60 mètres de l’arrivée, il est rattrapé puis légèrement dépassé par Lagat. On se dit alors que Hicham est maudit, qu’il va perdre, que le sport est injuste. Mais il n’abdique pas. Il trouve la force de s’arracher et l’emporte de 12 centièmes de seconde en 3 »34’18. Sitôt la ligne franchie, Lagat, exemplaire de fair-play, tombe dans ses bras et le félicite. Longuement. Radieux, le Kényan déclare qu’il a couru à 100 % de ses moyens mais que Hicham était à 101 % : « Perdre face à un tel champion est un honneur. »
Les deux hommes sont amis dans la vie et leur accolade sincère restera comme l’une des plus belles images de ces jeux. À l’heure où nous écrivons ces lignes, nous ne savons pas encore si El Guerrouj a réussi son incroyable pari et s’est aussi imposé en finale du 5 000 mètres face à la petite merveille éthiopienne Kenenisa Bekele. Qu’importe : le Marocain est allé au bout de sa quête. Il s’est réconcilié avec lui-même et est entré définitivement dans l’Histoire comme le meilleur miler de tous les temps.

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