De la sueur et des larmes
Le photographe Philippe Bordas présente quinze années de travail sur les boxeurs kényans et les lutteurs sénégalais. Percutant.
L ‘entrée en matière est à couper le souffle. L’odeur de sueur prend à la gorge. Les gouttes de transpiration perlent sur les visages. Les cris de l’entraîneur résonnent dans l’espace confiné et imposent un rythme insoutenable : « OK personne ne parle OK soyez prêts mecs boxer est un jeu difficile boxer est un jeu pour tuer vous devez être en forme pour être un combattant solide c’est entraînement après entraînement nous ferons quelque chose d’autre ensemble on ne parle pas OK non stop non stop plus vite plus vite tout le monde sur les orteils plus vite plus haut en haut en bas plus vite un deux un deux un deux… » La chaleur ne laisse aucun répit aux corps en mouvement. Les hommes sautent, courent, font des pompes, affrontent un adversaire d’autant plus dangereux qu’il est invisible, yeux exorbités. La rage de vaincre est entretenue par le regard calme de celui qui, à Kinshasa en 1974, tomba George Foreman. Et entra dans la légende. Une affiche défraîchie collée au mur : Mohammed Ali veille sur les boxeurs de Mathare Valley, dans la banlieue de Nairobi. Le photographe français Philippe Bordas a su les saisir dans la réalité crue de leur vie quotidienne. Violence, sueur, sang, douleur, volonté : tout est dans ces photos, ces documents et ces textes glanés au fil des ans et que l’on peut aujourd’hui contempler à l’exposition qui se tient à la Maison européenne de la photographie(*), à Paris, ou en feuilletant les pages d’un magnifique album, L’Afrique à poings nus, couronné par le Grand prix du livre Thomas-Cook.
Pour Philippe Bordas, tout a commencé en 1987 quand il a découvert l’Afrique, à l’âge de 25 ans. Une nouvelle naissance pour celui dont la biographie officielle commence ainsi : « Grandi en cité (Sarcelles), mûri en philosophie (khâgne), affiné en milieu cycliste (L’Équipe), Philippe Bordas s’achète un petit Leica et reprend tout à zéro. […] En exil du monde blanc, il découvre l’Afrique et fait ses premières photos. » Plus tard, le jeune journaliste reviendra en France, effectuera des reportages pour les plus grands magazines (Vogue, Elle, Les Inrockuptibles, L’Équipe Magazine, etc.), deviendra le portraitiste attitré du rappeur français MC Solaar et réalisera les livrets des disques de Rachid Taha, Cheb Khaled, Femi Kuti… Mais depuis plus de quinze ans, Philippe Bordas en revient toujours à l’Afrique – du moins à cette Afrique qui boxe et que le monde occidental ignore, lui préférant les clichés préfabriqués à base de folklore, d’animaux sauvages et de paysages grandioses. Dans son introduction à L’Afrique à poings nus, le photographe se révèle sans faux-semblants : « Ainsi n’aurais-je vu de l’Afrique, en quinze années de voyages, que les artisans suprêmes du baston. Aristocrates de la frappe que furent les boxeurs de Nairobi et les lutteurs du Sénégal, sur cette pointe des Almadies où gisent les coques crevées des cargos. Je n’ai rien vu d’autre. J’ai ignoré le Kilimandjaro. J’ai évité les déserts. Mes souvenirs s’agrègent sur des banlieues minables. Les tôles envoient du ciel des messages sans écho. Mais c’est là que monte la vérité nue du monde dans sa mue. Sur ces no man’s lands anéantis par la mondialisation, torréfiés par le FMI, s’entassent les paysans pervertis au jeu néfaste des cours du thé et de l’arachide. Et ces paysans, par les protocoles violents de la boxe et de la lutte à poings nus, deviennent les champions. Ils deviennent les héros. C’est tout ce que j’ai vu. »
Le Kenya d’abord, le Sénégal ensuite. Une diagonale qui traverse l’Afrique, deux mondes qui n’ont rien à voir. Dans le premier, Philippe Bordas a su saisir la violence sociale, le désir de vaincre, les sacrifices et les rêves. Peut-être parce qu’il ne s’est pas contenté d’assister aux entraînements de Mark « Marciano » Oluoch, Joseph Opiyo, Onyango Owino ou Joseph « Bazooka » Mwema dans une ancienne salle de catéchisme peinte aux couleurs du Kenya d’un bidonville de Nairobi. Car plutôt que de s’abstraire derrière la protection de la lentille du Leica, Philippe Bordas s’est jeté poings en avant au coeur de l’entraînement des boxeurs. « Pendant plusieurs mois, chaque jour, j’ai sué. Inclus au groupuscule des boxeurs sans que je sache boxer, donner un coup, ni l’éviter, j’ai couru, appliqué les consignes de corps. Si je n’ai pris aucun muscle, c’est que je suis devenu sec, écorché au calibre des pompes sur les paumes et les poings », raconte-t-il. Cette immersion totale, physique, lui a permis de comprendre le petit groupe de boxeurs-voyous du bidonville de Mathare, pour la plupart kikuyus et descendants des guerriers mau-mau résolus à se libérer du joug britannique. Les photos, les peintures, les lettres et les objets collectés disent le désir de fuite, la rage, la volonté qui façonne les corps. Ni commisération ni esthétisme, seul l’entraînement dans l’ombre d’Ali et le fantasme de l’American way of life.
De l’autre côté du continent, Philippe Bordas a photographié les lutteurs sénégalais, dans les années 1990. Tapha et Mbaye Gueye, les deux « tigres du Fass », qu’il a fait poser l’un sur les épaules de l’autre en mémoire des guerriers noubas immortalisés par George Rodger, mais aussi Zale Lô, Pikine Mohamed Aly, Manga II, Mor Fadam, etc. Ici, les corps sont pleins, massifs. La lutte est issue d’une longue tradition : elle vient « des bords du Nil bleu », « portée par les peuples en transhumance qui fuyaient les combats ». Elle n’a pas été importée, à l’inverse de la boxe au Kenya. Marabouts et griots jouent un rôle primordial dans la préparation des adversaires. Le monde des lutteurs sénégalais ne se donne pas facilement au visiteur occidental. Sur les rives de l’Atlantique, les photos de Philippe Bordas, plus esthétisantes, nous abandonnent à la lisière d’un monde dont on ne peut qu’entrevoir la complexité. Mais peu importe : le photographe propose un regard, il ne donne pas de leçon. Laissons-le conclure : « Je n’ai pas cédé au fantasme de l’image solitaire, de l’album d’images épurées sur fond blanc. Pèsent encore sur les photographies l’impure scorie des mots, les lettres bleues et les manuscrits d’un monde que j’ai découvert en parlant, en écrivant, d’un monde qui, plus qu’un paysage, fut une parole et reste une amitié. »
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