Champ d’honneur
Pour la première fois depuis les indépendances, l’Afrique francophone a rendu hommage aux soldats qui ont servi la France.
Une place, une statue, un jour férié et un cadeau. Dakar commémorait le 23 août la Journée du tirailleur, pour rendre hommage aux centaines de milliers de soldats africains qui se sont battus pour la France pendant la Première et la Seconde Guerres mondiales. Environ 300 000 d’entre eux y ont laissé la vie. La date de cette commémoration n’a pas été choisie au hasard : elle coïncide avec le 60e anniversaire de la libération de la ville de Toulon par les hommes du 6e régiment de tirailleurs sénégalais, débarqués quelques jours auparavant sur les plages du sud de la France. Invité aux commémorations du débarquement de Provence, le 15 août dernier, le président sénégalais Abdoulaye Wade avait pris tout le monde de court en annonçant qu’il avait, lui aussi, l’intention de faire quelque chose en faveur des « soldats de la coloniale ». L’affaire a pris forme en moins d’une semaine. Quatre chefs d’État ont répondu à son invitation : le Béninois Mathieu Kérékou, le Burkinabé Blaise Compaoré, le Malien Amadou Toumani Touré et le Tchadien Idriss Déby. La Mauritanie était représentée par son premier ministre, Sghair Ould Mbareck. Les autres dirigeants d’Afrique francophone ont envoyé des représentants à Dakar. Le français Jacques Chirac a, quant à lui, mandaté Pierre-André Wiltzer, son ancien ministre délégué à la Coopération devenu « ambassadeur en mission chargé de la prévention des conflits ».
Les célébrations du 23 août ont été placées sous le signe du « devoir de mémoire ». Elles ont été précédées, le 22, par une visite du président Wade au cimetière de Thiaroye pour un dépôt de gerbe à la mémoire des tirailleurs massacrés par l’armée française le 1er décembre 1944. Fraîchement rentrés du front, ces démobilisés de la 9e division de l’infanterie coloniale s’étaient révoltés pour obtenir le paiement de leur solde. La répression brutale de ce mouvement, lointain précurseur de celui des anciens combattants africains qui continuent à réclamer aujourd’hui l’égalité de traitement avec leurs frères d’armes français, avait fait vingt-quatre morts et des dizaines de blessés. Cette tragédie, complètement passée sous silence en France, a fait l’objet d’un film de Sembène Ousmane, Camp de Thiaroye, et d’une pièce de théâtre de Boubacar Boris Diop, Thiaroye, terre rouge. Mais c’est la première fois qu’elle est officiellement commémorée par les autorités sénégalaises. Des autorités qui auront eu la satisfaction d’entendre, de la bouche de Pierre-André Wiltzer, des propos qui peuvent être assimilés à un début de repentance, même si le mot « excuses » n’a pas été prononcé. Le représentant de Jacques Chirac a en effet évoqué ce massacre, qualifié de « choquant », et a estimé que ceux qui en portent la responsabilité « ont sali l’image de la France ».
Les cérémonies du 23 août se sont poursuivies dans l’après-midi au stade Iba-Mar-Diop, avec une parade militaire. Des détachements des trois armes, de la gendarmerie et de la garde présidentielle ont défilé en compagnie de vétérans vêtus de boubous blancs et de cadets habillés des uniformes d’époque des troupes coloniales. Puis, sous les vivats d’une foule enthousiaste, les soldats ont laissé la place aux cavaliers et aux figurants, qui ont proposé une fresque évoquant les grandes dates de l’histoire des régiments indigènes de l’empire colonial, depuis leur création par le général Faidherbe, en 1857, jusqu’à leur dissolution en 1960. Les officiels ont ensuite pris la direction de la « gare du Dakar-Niger » pour inaugurer de la « place du Tirailleur » et dévoiler la statue de « Dupont et Demba », un monument dédié à la fraternité d’armes entre Français et Africains, qui a contribué « à instaurer ce monde d’aujourd’hui dont nous sommes tous très fiers », pour reprendre les termes employés par le président sénégalais. Une réplique en miniature du monument a d’ailleurs été offerte par Viviane Wade à chacun des chefs de délégation.
La situation des anciens combattants africains et l’injustice dont ils sont victimes avec le gel de leurs pensions par la France ont été au coeur des discours et des débats de cette première « Journée du tirailleur ». Les anciens des troupes coloniales ont en effet été spoliés d’une grande partie de leurs droits. Une loi votée en catimini à la fin de l’année 1959 par l’Assemblée nationale française a transformé la retraite à laquelle ils pouvaient prétendre en une indemnité annuelle fixe. Et, au fil des années, l’écart entre les retraites accordées aux anciens combattants français et les pensions versées à leurs camarades de la coloniale n’a cessé de se creuser, dans l’indifférence quasi générale. Il a fallu attendre la fin de 2001 et un arrêt du Conseil d’État pour que Paris se décide, sous la pression des magistrats, à revaloriser les retraites. Effrayé par cette décision de justice, dont les conséquences financières se chiffrent à plusieurs centaines de millions d’euros, le gouvernement français a opté pour une solution bâtarde, celle de la revalorisation partielle « en fonction du coût de la vie dans chacun des pays concernés ». Quelque 120 millions d’euros ont été inscrits à ce titre au budget 2004. Trop peu, selon le président de l’association sénégalaise des anciens combattants, qui, histoire de donner le ton, a vivement interpellé Pierre-André Wiltzer en ouverture des cérémonies. Abdoulaye Wade, qui n’a pas attendu de devenir président pour s’intéresser à la question (son père, ancien tirailleur, a participé à la bataille de la Somme pendant la Première Guerre mondiale), est revenu à la charge à plusieurs reprises. Il a notamment proposé la création d’une commission de concertation franco-africaine pour discuter de la « décristallisation » des pensions : « Pendant trop longtemps, les dirigeants de nos pays n’ont pas joué leur rôle dans cette affaire, et ils ont laissé Paris décider. La France traîne les pieds et n’a manifestement pas envie de régler intégralement ce qu’elle doit. […] Il faudra trouver des solutions pour effacer les rancoeurs de nos anciens. Et ces solutions devront être assumées par les États. »
Cette offre implicite de négociation sera-t-elle entendue par Paris et par un Chirac qu’il a pris grand soin de ménager à chacune de ses interventions ? Rien n’est moins sûr, mais en attendant, le président sénégalais n’a pas l’intention de rester les bras croisés. Soucieux de « donner l’exemple », il a annoncé la création d’une « indemnité compensatrice » qui sera calculée en fonction « des possibilités financières du pays ». L’indemnité, dont il laissera le ministère des Finances et l’Assemblée nationale fixer le montant, bénéficiera à tous les anciens combattants sénégalais vivants à la date du 19 mars 2000, celle de son élection à la présidence de la République. Et elle sera « réversible », c’est-à-dire qu’elle pourra être reversée aux ayants droit, veuves et enfants mineurs. Destinée à combler une injustice, cette mesure constitue non seulement une avancée pour les vétérans de la coloniale, mais aussi un excellent coup politique pour le chef de l’État sénégalais. Car c’est lui qui a tenu la vedette tout au long des commémorations, en apparaissant comme le plus ardent défenseur des anciens combattants. La presse sénégalaise indépendante, d’habitude beaucoup plus critique à l’endroit de son président, ne s’y est pas trompée : le quotidien Walfadjri, résumant le sentiment général, a ainsi titré son édition du 23 août : « La Journée du tirailleur : ce que Senghor et Abdou Diouf auraient dû faire. »
Quoi qu’il advienne désormais, les anciens combattants retiendront qu’ils sont sortis de l’oubli grâce à Abdoulaye Wade. Un atout non négligeable dans la perspective des prochaines élections. L’opération ne manquera pas non plus de conforter la stature régionale du chef de l’État, la cause des tirailleurs ne se limitant pas au seul Sénégal : pas moins de vingt-trois pays d’Afrique et d’Asie ont fourni des troupes à la coloniale. En revanche, elle risque de mettre en exergue le manque d’initiative de ses pairs de la sous-région dans ce dossier. Et ce alors même que leur présence a contribué à rehausser des festivités qui seraient sinon apparues par trop sénégalo-sénégalaises…
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