Bouteflika, les femmes et les islamistes

Choquante pour les uns, insuffisante pour les autres, la révision annoncée du code de la famille promet des débats houleux. Et un périlleux exercice d’équilibriste pour le chef de l’État…

Publié le 30 août 2004 Lecture : 5 minutes.

Les associations féministes viennent de remporter une première bataille dans la guerre qu’elles mènent depuis près de quarante ans pour obtenir l’égalité entre Algériens et Algériennes. Leur victoire ? L’adoption, le 19 août, par le Conseil de gouvernement, d’un projet de loi amendant certains articles du code de la famille. Ce succès a toutefois un goût d’inachevé : elles revendiquent depuis des lustres l’abrogation pure et simple du code de la famille, adopté en 1984, et n’ont obtenu qu’une série d’amendements concernant quelques articles de cette loi qui reléguait les femmes au statut de mineures à vie. Ces amendements devraient être soumis à la session parlementaire d’automne, dont l’ouverture est prévue le 20 septembre. Sujet polémique en Algérie, le statut de la femme est un enjeu politique majeur. Dans un pays où les députés n’hésitent pas à interdire l’importation des boissons alcoolisées, contrairement aux engagements internationaux de l’Algérie, la loi régissant les relations conjugales, matrimoniales et d’héritage est calquée sur la charia (loi islamique), alors que la Constitution consacre l’égalité entre les citoyens des deux sexes.
Mais le paradoxe ne se limite pas aux seuls textes fondamentaux. Sur le terrain, la situation a connu une réelle évolution. En effet, les femmes sont de plus en plus représentées dans la sphère économique et dans la société civile. Dans le seul secteur informel, plus d’un million d’entre elles ont eu une activité soutenue en 2003, contre à peine 160 000 en 1991. Mieux, un magistrat sur trois est une « magistrate » et plus d’un étudiant sur deux (52 %) est de sexe féminin. Dans certaines corporations, comme les journalistes, ce taux est encore supérieur. La scolarisation des filles est l’une des plus importantes du monde arabe avec plus de 65 % de candidates au baccalauréat 2003-2004. Malgré ces avancées indéniables, la femme reste soumise à l’autorité de l’homme.
Quel que soit son âge, elle ne peut se marier sans tuteur, fût-il son frère cadet. Elle ne peut pas non plus demander le divorce, ni être consultée si son mari décide de convoler en secondes noces. Tout cela au nom de la charia, qui constitue la seule source d’inspiration du code de la famille adopté par le FLN en 1984. À l’époque, ses principaux détracteurs avaient transformé son intitulé en « code de l’infamie ».
Le président Abdelaziz Bouteflika s’était engagé à réviser ce code, inique pour les uns et intouchable pour les autres. En octobre 2003, le chef de l’État désigne une commission de « réadaptation » de cette loi si controversée. Placée sous la direction de Mohamed Zeghloul Boutarène, cette structure est composée de 52 membres, parlementaires, juristes, sociologues et théologiens désignés par le Haut Conseil islamique. Les travaux de cette commission durent près de dix mois, et le rapport est soumis au ministre de la Justice le 15 juillet. Le document se transforme en projet d’amendement du code de la famille, il est discuté puis adopté, le 19 août, par le Conseil du gouvernement dirigé par le Premier ministre, Ahmed Ouyahia.
Le texte prévoit la suppression du mariage par procuration et de l’obligation de tuteur pour le mariage d’une femme majeure, mais aussi l’unification de la majorité légale (19 ans) pour les deux époux. Il conditionne la polygamie à l’autorisation d’un juge après constat du consentement de l’ancienne et de la nouvelle épouse. Il accorde la possibilité à la femme de demander le divorce, lui concède la co-autorité parentale et garantit la parfaite égalité des droits et obligations entre les conjoints. Deux amendements sont particulièrement « révolutionnaires » pour la société algérienne : la possibilité pour les deux conjoints d’introduire des clauses particulières dans le contrat de mariage, d’une part, et, d’autre part, l’introduction de conditions contraignantes pour lutter contre la répudiation, jusqu’ici laissée à l’appréciation du juge. Toutes ces avancées sont pourtant jugées insuffisantes par les associations féministes, qui maintiennent leurs revendications : abrogation pure et simple du code de la famille, consécration de la monogamie, droit inconditionnel au travail pour la femme, égalité en matière de divorce et partage égal du patrimoine. Ce dernier point est ultrasensible, car il relève de la question de l’héritage, et renvoie donc à l’épineuse question de la référence à la charia, qui encadre avec précision le partage du patrimoine en cas de décès de l’un des deux époux.
L’examen du texte est donc au menu de la rentrée parlementaire. Une rentrée chargée puisque figurent également au programme le code de l’information, le code de la commune et de la wilaya, ainsi qu’une nouvelle mouture du code pénal. Des quatre textes, aussi importants les uns que les autres, le projet d’amendement du code de la famille est sans conteste le plus polémique. Dans le fragile équilibre sociopolitique algérien, les forces conservatrices sont largement dominantes. Au sein même de l’alliance présidentielle, composée du Rassemblement national démocratique (RND, d’Ahmed Ouyahia), du Front de libération nationale (FLN, ancien parti unique) et du Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas), les divergences sont profondes. Si le RND milite pour les changements, il n’en va pas de même pour le FLN et les islamistes du MSP. Pour certains élus FLN, les amendements concernent l’ensemble de la société et doivent donc être soumis à référendum. Alors que les représentants de l’ancien parti unique se défaussent sur le suffrage universel, ceux du MSP, hostiles aux travaux de la commission Boutarène, affirment qu’ils se mobiliseront pour faire obstacle au texte dans les structures parlementaires. Cela n’a pas empêché les sept membres du gouvernement issus du MSP de l’endosser… Quant au reste de la classe politique, face à l’intransigeance des islamistes du Mouvement de la réforme nationale (MRN-Islah, opposition parlementaire dirigée par Abdallah Djaballah) qui estiment que l’Algérie a d’autres priorités que la révision d’un texte « qui ne pose pas de problèmes », les trotskistes du Parti des travailleurs (PT, de Louisa Hanoune) s’abstiendront le jour du vote, car ils jugent que les changements introduits ne sont que de la poudre aux yeux et ne règlent pas la question de fond : l’inconstitutionnalité d’un code de la famille qui consacre l’inégalité entre le citoyen et la citoyenne.
Plus qu’une promesse électorale, les amendements de ce texte constituent pour le président Bouteflika une nécessaire mise à niveau de la société algérienne par rapport à ses engagements internationaux. Conscient des pesanteurs et des équilibres sociaux dans son pays, « Boutef » semble avoir opté pour une politique volontariste : neutraliser le conservatisme ambiant tout en jugulant l’empressement des démocrates, le plus souvent coupés des réalités sociales, pour finir par ancrer la société algérienne dans la modernité en l’éloignant des dispositions moyenâgeuses. Le tout à dose homéopathique. Un bel exercice d’équilibrisme…

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