Au bord du gouffre

A près le massacre de réfugiés congolais au Burundi, la région est sur le point de s’embraser. Kigali et Bujumbura menacent de riposter. À Kinshasa, le processus de réconciliation semble dans l’impasse.

Publié le 30 août 2004 Lecture : 7 minutes.

Coalition tutsie contre Hutu Power ? Dix ans après le génocide rwandais, les mêmes causes produisent les mêmes effets. De Bujumbura à Kinshasa en passant par Kigali et Gatumba, l’épuration ethnique fait de nouveau la une dans la région des Grands Lacs. Le 13 août, quelque 160 Tutsis congolais réfugiés en territoire burundais ont été massacrés par des extrémistes hutus, probablement venus de RD Congo. Leurs victimes, des réfugiés banyamulenges, avaient fui la ville de Bukavu à la suite des affrontements survenus à la fin du mois de mai entre soldats loyalistes et militaires dissidents, membres de l’ex-rébellion du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD). Réputé pour sa proximité avec le régime rwandais, l’état-major du RCD avait accepté de participer au gouvernement d’union nationale nommé le 30 juin 2003, adhérant ainsi au processus de transition politique qui doit conduire la RDC vers l’organisation d’élections générales d’ici au 30 juin 2005. Mais aujourd’hui, cette laborieuse collaboration est remise en question : le 23 août, Azarias Ruberwa, président du RCD et vice-président de la République, a décidé de suspendre sa participation aux institutions de transition, malgré l’opposition manifestée par certains de ses affidés.
Alors que le conflit qui déchire l’ex-Zaïre depuis six ans a déjà causé la mort de près de 3 millions de personnes, cette nouvelle hécatombe compromet plus que jamais les efforts de pacification dans la région des Grands Lacs. Tout d’abord imputée aux Forces nouvelles de libération (FNL), le dernier mouvement rebelle burundais en activité, la tuerie aurait été organisée conjointement par des éléments maï-maï congolais et des extrémistes hutus rwandais basés en RDC. Preuve, s’il en était besoin, que les forces négatives manipulées par les différents protagonistes de la crise restent encore très présentes sur le terrain. Les principaux suspects, eux, dénoncent une cabale orchestrée par la partie adverse. Ainsi, du côté des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), rébellion rwandaise basée en RDC, on soupçonne Kigali de tirer parti de ces massacres pour mieux justifier les menaces d’offensives militaires proférées à l’encontre de Kinshasa. Il est vrai qu’au lendemain des obsèques des victimes de Gatumba, le Rwanda et le Burundi ont clairement menacé d’intervenir sur le territoire de l’ex-Zaïre. « Je n’exclus pas une offensive vers la RDC visant à faire respecter les frontières de notre pays », a déclaré le chef d’état-major général de l’armée burundaise, le général Germain Niyoyankana. Quelques heures plus tôt, le président rwandais Paul Kagamé avait tenu des propos similaires, affirmant que son pays ne pouvait pas « rester les bras croisés » après cette tuerie. Pour beaucoup d’officiels rwandais, une intervention en RDC trouverait sa légitimité dans le droit de poursuite que le régime se réserve d’exercer à l’encontre des miliciens Interahamwes qui, selon Kigali, menacent toujours la stabilité du pays.
S’il est difficile de confirmer l’implication de tel ou tel groupe, il est évident que les extrémistes de tous bords trouveront dans cet épisode la justification qu’ils attendaient. Pour Jean-Marie Guéhenno, le chef des opérations du maintien de la paix de l’ONU, « tous ceux qui pensent que l’action militaire est préférable à la solution politique voient leur position renforcée par ce qui s’est passé à Gatumba, et c’est le cas en RDC comme au Burundi ». Du côté du RCD-Goma, des Banyamulenges et des Tutsis qui le soutiennent, il est possible que des éléments dissidents invoquent le récent massacre comme excuse pour lancer des opérations militaires. De la même manière, dans le camp adverse, les FDLR, qui sont hostiles au régime rwandais, pourraient être tentées de passer à l’action à très court terme.
Les effets de cette nouvelle déflagration ne se sont pas cantonnés aux rives du lac Kivu : l’onde de choc a d’ores et déjà atteint Kinshasa. Alors que le régime de transition congolais avait déjà vacillé début juin lors de la prise de Bukavu, le massacre de Gatumba semble avoir porté un nouveau coup d’arrêt au processus en cours. Dix mois avant la date prévue pour les élections, le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD) a décidé de quitter le navire de la transition. Et ce n’est pas un hasard si Azarias Ruberwa en a fait symboliquement l’annonce depuis son fief de Goma, la ville qui fut le quartier général de la rébellion pendant la guerre, de 1998 à 2003.
Dès le 16 août, Ruberwa avait souhaité « l’arrêt du processus de paix », jugeant que la fracture était à ce point sérieuse qu’elle méritait « que l’on s’arrête pour faire le point ». Une semaine plus tard, il a enfoncé le clou, estimant que sa participation au processus restait subordonnée au règlement de tous les dossiers en suspens, notamment la réunification de l’armée et des services de sécurité, la fusion de la police nationale et le partage des responsabilités au niveau de la diplomatie et des entreprises publiques.
Ces déclarations ont été ressenties comme une « trahison » par les autorités kinoises. Certains parlent même de « chantage de la part d’un groupe minoritaire d’agitateurs au sein de l’ex-mouvement rebelle prorwandais » destiné à se positionner dans la perspective de l’après-transition. Bref, le torchon brûle entre l’état-major du RCD et les autres composantes de la transition congolaise, même si, dès le 23 août, certains responsables du RCD présents à Kinshasa ont rejeté la décision de leur président : « Répondant aux attentes du peuple congolais de sortir de la crise dans laquelle il est plongé depuis de nombreuses années, les membres du RCD restés au siège du parti [à Kinshasa] ont décidé de poursuivre leur participation dans toutes les institutions de la transition. » Lançant un appel aux ministres, vice-ministres, sénateurs, députés, gouverneurs et vice-gouverneurs de province, membres des institutions d’appui à la démocratie, militaires et policiers issus de leur mouvement, ils leur ont demandé de « continuer à servir la nation congolaise au sein des institutions […] dans lesquelles ils ont été déployés ».
Ces divergences d’opinion risquent d’avoir des conséquences sur le terrain, notamment au Nord-Kivu, où pas moins de trois commandements différents s’exercent simultanément, tous plus ou moins liés au RCD. Outre le général Obed Rwibasira, commandant de la 8e région militaire qui contrôle l’armée supposée loyale à Kinshasa et à laquelle le RCD est censé faire allégeance, le gouverneur de la province, Eugène Serufuli, contrôle plusieurs milliers d’hommes armés non intégrés à la troupe régulière, officiellement chargés du maintien de l’ordre. Alors qu’à la tête des ultras, le général Laurent Nkunda, qui a occupé brièvement Bukavu, au moins de juin dernier, contrôle un groupe de militaires dissidents stationné à Minova, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Goma.
Reste à savoir quelles seront les conséquences politiques des dissensions au sein du mouvement. Si le RCD n’a jamais brillé par la discipline et l’unité de ses dirigeants, il n’en demeure pas moins une composante essentielle du processus de paix, que l’on imagine mal se poursuivre sans représentants des populations de l’Est, originaires des provinces les plus meurtries par la guerre. Car, bien au-delà des deux Kivus, la participation du RCD à la transition congolaise assurait le soutien – très mesuré – de Kigali aux autorités de Kinshasa. À l’inverse, s’il était désavoué par les Tutsis congolais, le gouvernement kinois pourrait être ressenti comme hostile au Rwanda et au Burundi, ce qui ne manquerait de provoquer de nouvelles tensions autour des Grands Lacs.
La communauté internationale ne sous-estime pas le danger. Le Comité international d’accompagnement de la transition (Ciat)(*) a invité, dès le 24 août, les membres du RCD à reprendre leurs places respectives à Kinshasa, tout en précisant « qu’il n’existe pas d’alternative viable au processus de transition » tel qu’il a été défini par la Constitution. Idem pour la Mission de l’ONU au Congo (Monuc), qui a répété que la transition vers des élections démocratiques reste « la seule et unique voie » pour l’avenir du pays. Parallèlement, le président sud-africain Thabo Mbeki, parrain de la transition, a annoncé sa venue à Kinshasa le 30 août pour tenter de renouer le dialogue entre les protagonistes. Enfin, le secrétaire général de l’ONU a lancé un appel au Conseil de sécurité pour obtenir le doublement des effectifs de la Monuc. Selon Kofi Annan, il est nécessaire que la force onusienne dispose d’un effectif de 23 900 hommes, contre 10 500 actuellement, tout en précisant que cette force devait être plus importante et plus mobile pour aider à préparer les élections de l’an prochain en RDC. À condition qu’elles puissent avoir lieu.

* Le Comité international d’accompagnement de la transition (Ciat) est composé des cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni et Russie), de la Belgique, du Canada, de l’Afrique du Sud, de l’Angola, du Gabon, de la Zambie, de l’Union européenne, de l’Union africaine et de la Monuc.

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