Être une femme en Algérie

De plus en plus nombreuses à travailler, les Algériennes s’émancipent et les tabous commencent à tomber. Une révolution sociale qui ne se fait pourtant pas sans heurts…

Publié le 30 juillet 2007 Lecture : 10 minutes.

Il est 14 heures et, dans le centre d’Alger, le soleil tape fort. Deux jeunes filles traversent la place de l’Émir-Abdelkader. Sous l’effet du vent, leurs longs cheveux saluent, en dansant, la statue du héros national. Une troisième les rejoint au pas de course, en réajustant son voile bleu turquoise. Toutes trois portent un jean serré et n’ont pas lésiné sur le maquillage. Comme en Europe, le port du pantalon taille basse s’est imposé ici. À ceci près que
le nombril est soigneusement préservé des regards indiscrets par une tunique ou un tee-shirt. Le groupe croise une femme d’âge mûr vêtue d’un niqab noir qui lui couvre une partie du visage. Elle déambule nonchalamment avec à la main un sac en plastique bleu aux couleurs d’une célèbre marque américaine de jeans. Au même moment, une jeune fille en dos-nu sort de la librairie du Tiers-Monde au bras de son petit ami et pouffe de rire. Elle évite de justesse une petite fille en trottinette rose, qui dévale la pente en direction du port
Dans la journée, les Algériennes reprennent peu à peu possession de l’espace public, mais pas de la même façon que les hommes. Elles n’errent pas dans les rues sans but apparent, ne « tiennent pas les murs » à longueur de journée ni ne lisent le journal adossées à un arbre. Bref, les hommes observent, les femmes sont observées.
Plus loin, en face du nouveau fast-food à la mode, plusieurs d’entre elles sont attablées à la terrasse d’un café, où elles dégustent des glaces. Un bébé dans les bras, Safia attend son mari parti garer la voiture familiale. Elle est médecin spécialiste à Oran et vient de faire 400 km jusqu’à la capitale pour tenter d’obtenir un changement d’affectation. « Pour généraliser l’accès aux soins, on nous répartit maintenant sur tout le territoire. Moi j’ai été nommée à plus de 140 km de mon domicile ! » s’emporte-t-elle. Certains secteurs de la haute administration n’imposent désormais plus seulement aux hommes des affectations loin de leur zone de résidence, confirme la sociologue Dalila Lamarène Djerbal*.

Si les habitudes évoluent, la crise économique n’y est pas pour rien non plus. « Dans la société traditionnelle, la mère et la sur restent à la maison. Dehors, c’est la prostituée, explique un psychiatre, qui tient à garder l’anonymat. Mais aujourd’hui, en raison de la pauvreté, les jeunes filles sortent du clan pour aller travailler. Quand un père a trois ou quatre filles qui apportent des revenus, il les laisse volontiers sortir, aller à Tamanrasset s’il le faut ; elles paient les charges, le loyer, les meubles, la voiture »
Aïcha a 25 ans et tient un magasin avec son frère. Elle fréquente une salle de sport à 1 000 dinars (10 euros) par mois, et au volant de sa voiture toute neuve elle fume, klaxonne ou téléphone. Sa conduite est sportive. Confiante dans l’avenir, la jeune femme est trop jeune pour avoir perdu, comme son frère aîné, 4 millions de dinars dans la banque Khalifa « Je ne suis pas pressée de me marier », lance-t-elle en baissant machinalement sa vitre teintée à l’approche d’un barrage policier. Ce mercredi soir, veille de week-end, elle se rend au Pacha, la discothèque à la mode de l’hôtel Djazaïr. « C’est DJ Michael qui anime la soirée ! » s’enthousiasme-t-elle.
Son amie Mounia, qui l’accompagne, a 30 ans. Célibataire, elle est éducatrice sportive dans un club étatique, après avoir pratiqué le volley-ball à un haut niveau. Elle habite le centre d’Alger avec ses parents et deux de ses neuf frères et surs. Celle qui réside à Paris lui envoie régulièrement des vêtements à la mode. Les parents de Mounia sont souvent absents. Elle est donc relativement indépendante, d’autant plus qu’elle s’assume financièrement. Son rêve de sportive réalisé, elle voit désormais son avenir avec, « disons, un bon mari et peut-être des enfants. J’adore les enfants Mais l’homme que j’épouserai devra être gentil, sincère et compréhensif : l’argent, je m’en fiche ! » lance la jeune femme. « Le problème, poursuit-elle, c’est qu’en Algérie il est rare de tomber sur un homme qui respecte les femmes. »

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Après le travail, Mounia aime sortir dîner avec des amies ou aller prendre un verre au Moonlight. Le bar ne sert pas d’alcool, mais à l’étage, les amateurs de karaoké reprennent des tubes anglo-saxons dans une salle mansardée qui ressemble au petit salon « cosy » d’un appartement privé. L’ex-volleyeuse boit aussi volontiers son café matinal à proximité du Sacré-Cur en lisant des magazines sur la vie des stars. « Ce que je préfère, c’est Paris Match ! » annonce-t-elle sans hésiter. Concernant l’évolution des droits de la femme ou l’amendement du code de la famille en 2005 (voir encadré p. 44), elle n’a, en revanche, « pas trop suivi l’affaire ».
Comme tous les Algériens, Mounia a connu son lot de drames durant les sombres années de la décennie 1990. Sa meilleure amie qui – comme elle – refusait le port du voile, a pris sept balles dans le dos. Par bonheur, elle a survécu, à la différence des deux autres jeunes filles qui l’accompagnaient ce jour-là « Mais cette époque est révolue, l’Algérie change, veut croire Mounia. Il faut simplement que les gens sortent encore davantage le soir pour obliger les mentalités à évoluer. »
Comme Aïcha et Mounia, de plus en plus de femmes acquièrent une certaine autonomie. Et le bouleversement général des rapports sociaux qui en résulte ne se fait pas toujours sans douleur Les raids conduits le 11 juillet 2001 à Hassi Messaoud, une ville de 50 000 habitants située à quelque 700 km au sud d’Alger, sont, entre autres, restés dans les mémoires. L’activité pétrolière de la cité attirait alors de nombreux travailleurs, parmi lesquels des femmes seules, devenues, pour certaines, chefs de famille. Logeant loin de leur environnement d’origine en l’absence de tout contrôle masculin, elles affichaient une autonomie qui transgressait les normes locales, au grand dam de l’imam et du voisinage. Alors, après la prière du vendredi, elles furent victimes d’une opération « d’épuration » des plus brutales, frappées, poignardées, violées, insultées deux nuits durant par leurs agresseurs qui les accusaient de prostitution Trois d’entre eux seulement – sur plusieurs centaines – ont finalement été condamnés à des peines de prison. « Elles n’auraient jamais fait l’objet de telles violences si elles avaient été de véritables prostituées, car elles auraient joui dans ce cas d’une place reconnue dans le fonctionnement social », assène Dalila Lamarène Djerbal. Dans les très discrètes arrière-salles des « salons de thé » de la rue Didouche, à Alger, les « marchandes de sexe » sont, effectivement, moins inquiétées. En tout cas tolérées

Malgré cet événement, la présence de ces femmes à Hassi Messaoud montre que les Algériennes occupent une place croissante dans l’économie. Elles accèdent à des responsabilités dans les petites entreprises et les associations, même si leur part dans la population salariée reste faible (17,5 % en 2004). Beaucoup deviennent également magistrates, médecins, enseignantes ou journalistes. Et pour cause : les Algériennes représentent aujourd’hui 58 % des inscrits à l’université (contre 39 % en 1990) et 61 % des diplômés de niveau bac+3, notamment dans les filières sciences humaines. En 2007, 63 % des reçus au baccalauréat étaient des lycéennes.
La quantité de travail abattu a beau y être plus importante qu’en ville, « dans les campagnes, les possibilités sont toutefois plus restreintes », relativise Meriem Bellala, présidente de SOS Femmes en détresse. « En milieu rural, l’essentiel de l’activité économique est absorbé par le secteur informel, peu reconnu », explique Djaouida Lassel, une ingénieure agronome qui dirige l’Association Lalla N’fissa pour la promotion de la femme rurale de Blida. « Devenir employée de maison, comme le font en ville beaucoup de femmes non qualifiées, n’est pas possible. Souvent, la voisine est comme vous : les différences sociales sont moins marquées », reprend Meriem Bellala. « Ici, quand les enfants arrivent en classe de sixième, on privilégie l’éducation des garçons, à cause de la pauvreté. Les filles préparent les galettes ou les ufs et les vendent sur les sites touristiques », décrypte à son tour Djaouida Lassel.

Les femmes sont, en revanche, encore peu nombreuses à s’être imposées sur la scène politique. Leur nombre à l’Assemblée populaire nationale a même diminué de 27 à 22 députés sur 389 élus lors des élections législatives de mai et juin derniers
Qu’elles vivent en milieu rural ou urbain, les femmes ont acquis une meilleure maîtrise de leur vie sexuelle. « Aujourd’hui elles recourent en masse à la contraception, il y a une véritable baisse de la natalité », rapporte une sage-femme. « Les hommes, même les plus religieux, sont favorables à cette évolution. Désormais, les filles viennent prendre la pilule gratuitement à la polyclinique à partir de 24 ans. »
Il ne faudrait toutefois pas croire à une libéralisation absolue des murs algériennes. Avoir des relations sexuelles sans être marié est encore très mal vu. Alors, quand elles ont lieu, mieux vaut rester discret Crise du logement oblige, certains couples « officieux » se retrouvent donc derrière des bosquets, sur le bord de l’autoroute ou dans des cinémas pour partager un peu d’intimité.
Mais, dans ce cas, prendre toutes ses précautions s’impose : une naissance hors mariage serait un véritable drame. Le statut de mère célibataire, non reconnu juridiquement, demeure en effet l’un des tabous les plus absolus. Certes, le code de la famille donne l’autorisation de réaliser des tests de paternité. Mais ils sont réservés aux couples mariés, l’objectif inavoué étant, pour les époux, de s’assurer que leur femme ne les trompe pas
Quant à l’avortement, pénalisé avec sévérité, il reste totalement interdit et n’est pratiqué que clandestinement. Il a d’ailleurs donné naissance à un marché lucratif dans le secret des cabinets privés et des centres hospitaliers universitaires (CHU). L’opération peut se monnayer jusqu’au tarif de 600 euros, soit quatre fois le salaire minimum algérien
Fatima, elle, n’a pas eu les moyens de faire ce choix. Enceinte à 17 ans, elle a été renvoyée du foyer familial de Relizane, à 300 km à l’ouest d’Alger. Son père, retraité d’une usine de charbon française, était pourtant prêt à lui fournir un logement, mais sa mère, bien que réputée ouverte d’esprit, a vécu l’événement comme une remise en question de son mode d’éducation. « Elle a entamé une procédure judiciaire contre mon ex-ami âgé de 24 ans et a déménagé », explique la jeune femme, qui ne connaît pas la nouvelle adresse de sa famille. Aujourd’hui âgée de 19 ans, elle vit loin de ses parents et de ses huit frères et surs, après avoir accouché sous X. Elle a été accueillie par l’association SOS Femmes en détresse.

« En Algérie, le carcan moral et religieux reste lourd. Les femmes somatisent. Ce dont elles souffrent le plus, c’est du syndrome de la belle-mère ! » confirme un psychiatre. Faute d’avoir les moyens de s’installer, les couples vivent de plus en plus longtemps dans les appartements communautaires de quatre ou cinq pièces qui abritent la famille élargie du mari. Aujourd’hui d’ailleurs, le logement ou la voiture détrônent de plus en plus souvent les bijoux dans les listes de cadeaux de mariage dressées par les jeunes fiancés
Si les jeunes femmes continuent d’éprouver des difficultés à s’affranchir des traditions, beaucoup d’hommes ont, eux, du mal à trouver leur place dans un cadre référentiel en pleine recomposition. Jeunes, ils sont toujours tenus, malgré la baisse générale du niveau de vie, de financer les « sorties » avec les filles en les véhiculant, en leur offrant le restaurant et quelques cadeaux. « Celle qui sort avec un garçon sans le sou est une ringarde, explique Meriem Bellala. « Pour beaucoup d’adolescentes, le look est devenu très important. Il faut avoir de beaux vêtements, un portable et une voiture. »

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Devenus pères de famille, ceux qui peuvent subvenir seuls aux besoins du foyer sont toujours valorisés. Mais confrontés à la hausse constante du coût de la vie et obligés de se conformer à la réforme du code de la famille qui n’assujettit plus aussi directement les femmes à leurs maris, ils doivent composer avec le nouveau rôle social de leur épouse. Conséquence : « Certains hommes vont parfois jusqu’à se dégager de leurs responsabilités », commente une infirmière. « Ils achètent une voiture à leur femme et c’est elle qui va faire les courses et emmène les enfants à l’école », poursuit-elle.
Divorcée et mère d’une petite fille de 6 ans, Hanan habite seule, mais ne se plaint pas de son statut. Elle vient d’ouvrir une cafétéria dans le quartier chic de Ben Aknoun. Si elle reconnaît avoir encore du mal à faire valoir son autorité sur ses employés masculins, elle tire un bilan plutôt positif de son expérience. « Si on assume à fond son mode de vie, on peut vraiment sortir et s’habiller comme on l’entend en Algérie », affirme-t-elle. Mounia, l’éducatrice sportive, partage globalement ce point de vue. Mais pour elle, le plus angoissant n’est pas tant le regard des autres et le poids de la tradition que la « routine ». « On fait toujours les mêmes choses, on fréquente toujours les mêmes endroits, explique celle-ci. Surtout, c’est qu’on ne peut pas voyager pour voir le monde avec un groupe d’amis, parce qu’on n’obtient pas de visa. C’est très angoissant ! On se sent enfermés et cela me dérange presque plus que le conservatisme ambiant », soupire la jeune femme.

* « Femmes et citoyenneté », Naqd, Revue d’études ?et de critiques sociales, 2006.

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