Pourquoi les Africains ne votent plus

Au Cameroun et au Mali en juillet, mais aussi au Sénégal un mois plus tôt, au Burkina, au Congo ou au Bénin, l’appel aux urnes trouve peu d’échos. Sauf si l’enjeu – la sortie d’une longue crise comme au Liberia ou en RD Congo – le commande.

Publié le 30 juillet 2007 Lecture : 5 minutes.

« Aux urnes, l’Afrique ! » : ce titre d’un ouvrage collectif et pionnier, écrit il y a un quart de siècle par une équipe de chercheurs africanistes à l’époque où le continent s’ouvrait enfin au pluralisme, serait-il un contresens ? Apparemment, oui. Du Cameroun au Mali, en passant par le Congo et le Togo, les dernières nouvelles du front électoral ne sont pas bonnes : consultations bâclées, bugs informatiques, reports indéfinis et taux d’abstention parfois spectaculaires relevés lors des législatives camerounaises et maliennes du 22 juillet – 70 % à Douala et jusqu’à 90 % dans une capitale aussi politisée que Bamako. C’est surtout ce dernier phénomène, celui de la désaffection de l’électorat – également constaté lors des législatives congolaises du 24 juin, où le taux de participation a manifestement été beaucoup plus faible qu’annoncé (60 %), ne serait-ce que pour des motifs techniques -, qui ne laisse pas d’inquiéter. Pourquoi boude-t-on les urnes, vecteur essentiel d’une démocratie chèrement acquise ? Il existe certes, pour expliquer cette défection, une clé culturaliste, aussi simple que douteuse, dont usent encore certains observateurs venus du Nord. Les élections africaines ne seraient que rituels, trucages et bouffonneries, et les électeurs, déboussolés puis dégoûtés, les auraient définitivement rangées au rayon du luxe politique et financier inutile. Erreur : c’est l’inverse, et c’est bien là tout le problème. Bonne gouvernance et conditionnalité démocratique de l’aide obligent, les élections en Afrique sont en effet globalement de plus en plus transparentes (ou de moins en moins opaques), de mieux en mieux contrôlées et de plus en plus crédibles. Tous les pouvoirs en place savent désormais qu’une victoire écrasante à 95 % est encombrante et dessert inévitablement le but recherché. Au Cameroun par exemple, mais aussi au Congo (où le spectaculaire ratage des dernières législatives relève presque uniquement de l’incapacité technique), les progrès et la bonne volonté en ce domaine des ministères de l’Administration territoriale et des Commissions électorales sont évidents pour qui refuse de s’arrêter aux préjugés. Lentement, mais sûrement, les sociétés politiques africaines – pouvoirs et oppositions confondus – assimilent la modernité, et les résistances à l’ouverture s’effacent, l’une après l’autre.
Alors, pourquoi l’abstention ? Pourquoi cette « exit option » de toute une partie de l’électorat au moment où le marché politique est de plus en plus libre et privatisé ? À bien y regarder, l’abstention est beaucoup plus grave que la fraude ou la violence, qui sont encore trop souvent la marque des scrutins en Afrique. Quand on met à sac les locaux d’un concurrent, quand on corrompt des électeurs, quand on boycotte volontairement une élection, c’est là une forme déviante, certes, mais une forme réelle de participation au processus. Une manière de voter contre et en dehors du système, de le subvertir, un produit pervers de la compétition en quelque sorte. Aussi paradoxal que cela puisse paraître en effet, le fait de devoir tricher ou payer pour gagner est un progrès par rapport à l’époque des partis uniques, où le besoin de recourir à ce type de méthodes ne se faisait nullement ressentir. Et des pays considérés comme plus démocratiques que d’autres, à l’instar du Sénégal ou du Bénin, le sont aussi parce que l’inégalité des différents partis en lice devant la fraude, le clientélisme et l’achat de voix y est moins forte qu’ailleurs. En réalité, l’attitude qui détermine le pôle vraiment opposé, c’est bien l’abstention. C’est un signal d’alarme, le symptôme d’une crise de confiance profonde et d’une démobilisation qui peut être lourde de conséquences.
Avant d’analyser ce phénomène, sans doute convient-il de le relativiser quelque peu. Quand l’enjeu paraît neuf et réel – comme en RD Congo – et quand le scrutin concerne ce qui est perçu comme la clé du pouvoir (l’élection présidentielle), la participation est toujours plus élevée. Le vrai déficit d’intérêt porte beaucoup plus sur les législatives et, comme le démontrent les chiffres des dernières consultations camerounaises et maliennes, plus l’électorat est urbain et politisé, moins il se rend aux urnes. Pour quelles raisons ? La première, fondamentale, tient dans le sentiment d’impuissance et d’incapacité à changer les règles éprouvé par beaucoup d’électeurs, en particulier les jeunes. En quinze années de pratique électorale pluraliste, beaucoup d’anciens partis uniques se sont recyclés en partis hyperdominants, bénéficiant de surcroît de la légitimité conférée par le suffrage universel. La fraude parfois, le poids des habitudes et le zèle de l’administration ont joué leur rôle dans le maintien (ou le retour) des groupes au pouvoir. Mais pas seulement et de moins en moins. Mieux organisés et mieux dotés que leurs concurrents, certains de ces partis (comme le RDPC au Cameroun, le CDP au Burkina, le PDG au Gabon ou le PCT au Congo) ont montré une vraie capacité à se renouveler et à capter de nouvelles élites à travers la pratique sélective des primaires. La désespérance de l’électorat contestataire est donc d’autant plus forte que le couvercle ne se maintient pas uniquement par des moyens autoritaires, mais aussi démocratiques. Résultat : à de rares et fragiles exceptions près, les élections ne débouchent pas – et cela quel que soit leur degré de transparence – sur une alternance.
Dans ce blocage au sommet, générateur d’abstentionnisme parfois massif, les oppositions ont aussi une grande part de responsabilité. Pratiquement aucun parti n’est porteur d’un programme et, surtout, d’un projet de société alternatif au statu quo en vigueur. Surtout, les opposants ont souvent failli à leurs obligations pédagogiques. À cet égard, la comparaison avec un parti comme l’ANC en Afrique du Sud – où la participation électorale est sensiblement plus élevée qu’ailleurs – est éclairante. Les nationalistes sud-africains ont toujours placé la mystique du « one man, one vote » au cur de leur combat, habituant ainsi leurs militants et les populations à l’importance décisive de l’acte électoral. Églises, ONG, associations civiques : tout le monde a participé, dans le cadre des programmes de « voter éducation », à l’ancrage du bulletin de vote au plus profond du paysage démocratique. Dans l’Afrique francophone des années 1990, rien de tel. Pour les oppositions, l’élection n’était qu’un moyen comme un autre de déboucher sur la prise du pouvoir immédiate, une sorte de sésame complémentaire des Conférences nationales avec alternance obligatoire à la clé, un raccourci permettant de faire l’économie de la lente et patiente mise en place de rapports de force favorables au changement. Quinze ans plus tard, la chute est lourde et les désillusions tenaces. Le jeu parlementaire est presque partout grippé et la compétition pour le pouvoir se joue bien souvent, comme au Cameroun, à l’intérieur même du parti hyperdominant. À quoi bon voter dans ces conditions ?
Pour inquiétante qu’elle soit, en ce qu’elle peut déboucher sur une conduite de fuite, voire de dissidence par rapport aux institutions, l’abstention a cependant un côté positif. Elle dénote en effet une individualisation progressive de l’électeur africain, de son comportement et de sa capacité de choix. En ce sens, l’abstentionniste de Douala, de Brazzaville ou de Bamako est beaucoup plus proche de l’idéal démocratique dit moderne que l’électeur de province qui prend le chemin de l’isoloir avec tout son village par obligation communautaire et en fonction de réflexes purement identitaires. Un mal pour un bien ? Possible. Et une crise de croissance passagère, espère-t-on, en attendant que les urnes et ceux qui en sortent soient vraiment dignes de la confiance des citoyens.

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