Les raisons d’un raz de marée

Son parti, l’AKP, obtient la majorité absolue des sièges au Parlement. Mais pour le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, l’avenir n’est pas pour autant semé de roses.

Publié le 30 juillet 2007 Lecture : 5 minutes.

En se rendant dans son bureau de vote d’Üsküdar, sur la rive asiatique d’Istanbul, flanqué de son épouse et d’une quinzaine de gardes du corps, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan ne doutait pas une seconde de sa victoire aux élections législatives anticipées. Il était si sûr de lui, en ce 22 juillet, qu’il avait promis d’abandonner la politique plutôt que se résoudre à partager le pouvoir dans le cadre d’une coalition. Mais si le suspense était absent, l’ampleur du succès de son Parti de la justice et du développement (AKP) a surpris. Crédité au mieux dans les sondages de 40 % des voix, il améliore sensiblement son score de 2002, passant de 34,2 % des voix à 46,6 %.
Loin derrière, ses adversaires font pâle figure. Le CHP (centre gauche) et le MHP (extrême droite) ne recueillent respectivement que 20,8 % et 14,2 % des suffrages. Ils avaient pourtant exploité à fond un « créneau porteur » : l’ultranationalisme, en plein boom depuis que les Turcs se sentent rejetés par l’Union européenne et délaissés par les Américains au profit des Kurdes d’Irak du Nord, cette région qui sert de base arrière aux guérilleros indépendantistes du PKK.
À l’exception de l’AKP et de ses deux principaux rivaux, aucune autre formation ne franchit la barre des 10 % requise pour entrer au Parlement, le Parti démocrate (centre droit) subissant, avec 5,4 % des voix, l’échec le plus cuisant. C’est dire si l’AKP a le vent en poupe. Non seulement il n’a pas été victime de l’usure du pouvoir, mais la crise politique du mois de mai dernier a tourné à son avantage.
L’élection d’un nouveau président de la République avait alors donné lieu à un terrible bras de fer. Négligeant les avertissements de l’armée et de l’opposition, qui l’accusent d’« islamisme rampant », l’AKP avait soumis au vote des députés un candidat issu de ses rangs. En l’occurrence, Abdullah Gül, ministre des Affaires étrangères et bras droit d’Erdogan.
Deux Turquie s’étaient fait face. D’un côté, la masse silencieuse de ceux qui, venus d’horizons divers, sont satisfaits du bilan gouvernemental et qui, pour beaucoup, estiment que l’AKP est devenu un parti de centre droit n’ayant plus de religieux que ses origines (il est né en 2001 d’une scission entre islamistes radicaux et « démocrates-musulmans »).
De l’autre côté, le « camp laïc », celui des kémalistes purs et durs, qui, pour torpiller la présidentielle, a eu recours à ses relais habituels. D’abord, l’institution judiciaire : saisie par l’opposition, la Cour constitutionnelle a invalidé le scrutin au motif que le quorum de participation n’était pas atteint le jour du vote. Ensuite, une partie de l’opinion : des manifestations monstres pour « la défense de la laïcité » ont eu lieu à travers tout le pays. L’état-major, enfin : dans un mémorandum diffusé sur Internet à minuit le soir du premier tour, ce dernier a menacé d’intervenir. Un geste joliment qualifié depuis de « e-coup d’État », pour le distinguer des quatre précédents (1960, 1971, 1980 et 1997).
Mais ces tentatives de déstabilisation n’ont pas donné les résultats escomptés. C’est même tout le contraire, puisque les législatives ont tourné au plébiscite pour la majorité sortante. Les raisons de ce raz de marée sont riches d’enseignements.

1. Les Turcs ont résolument tourné la page des gouvernements de coalition, aussi hétéroclites qu’inefficaces. Ils préfèrent dorénavant la stabilité que leur procure l’AKP depuis cinq ans.

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2. Comme à chaque fois que les militaires sont intervenus dans le jeu politique, ils ont voté « par réaction », montrant au passage que l’agressivité de la campagne, parsemée d’attaques personnelles et porteuse de divisions, leur avait déplu. À cet égard, l’attitude du CHP s’est révélée suicidaire.
3. En reniant ses valeurs sociales-démocrates pour verser dans un nationalisme effréné, au détriment des minorités (Kurdes et chrétiens), et en allant jusqu’à soutenir une hypothétique intervention militaire dans le nord de l’Irak, le CHP, parti héritier d’Atatürk, a marché sur les plates-bandes du MHP sans lui prendre des voix. Pis, il a perdu tout crédit auprès des démocrates de gauche et, au-delà, de tous les défenseurs des droits de l’homme et des minorités.
Cette erreur tactique a bénéficié à l’AKP, qui a vu affluer le vote « kurde » et a réussi à attirer des transfuges de la gauche républicaine et laïque. Ceux qu’il n’a pas convaincus ont reporté leur voix sur les « indépendants », qui envoient 27 députés au Parlement (dont 23 d’origine kurde).

4. Ces événements sans précédent démontrent à quel point l’AKP poursuit sa mutation, passant du statut de « démocrate-musulman » à celui de grand parti de centre droit capable de rassembler au-delà de sa base pieuse et conservatrice. S’agrègent en effet au mouvement : les milieux d’affaires, séduits par son programme économique libéral ; les démocrates proeuropéens, de droite comme de gauche ; tous ceux qu’inquiète la fièvre xénophobe ; enfin, tous ceux qui, déçus par les formations classiques, comptent désormais sur l’AKP pour mener à bien les réformes constitutionnelles et démocratiques qui s’imposent.

5. L’amélioration du niveau de vie, avec 6 % de croissance en 2006, explique pour beaucoup le succès du gouvernement.

L’avenir n’est pas pour autant semé de roses, même si, a priori, la « crise présidentielle » qui a provoqué ces législatives anticipées semble réglée. Certes, dans la nouvelle Assemblée, il manque à l’AKP 27 députés pour élire, seul, « son » candidat aux deux premiers tours. Mais les partis ont désormais intérêt à chercher un consensus. Le MHP a déjà indiqué qu’il ne boycotterait pas le vote, laissant la porte ouverte à une nouvelle candidature d’Abdullah Gül. S’il était effectivement élu au troisième tour, ce dernier devrait s’attendre néanmoins à ce que l’armée lui mène la vie dure…
À moyen terme, la réforme des institutions constitue un enjeu décisif. En soumettant à référendum, le 21 octobre, le principe d’une élection du président au suffrage universel direct, l’AKP suscite des espoirs chez ceux qui, bien au-delà de ses rangs, rêvent de poser les bases d’une nouvelle démocratie. En d’autres termes, de voir une Constitution « civile » se substituer à celle imposée par les militaires au lendemain du coup d’État de 1980.
Reste deux inconnues : l’AKP parviendra-t-il à résister aux pressions de l’« État profond » ? Son caractère composite, qui fait aujourd’hui sa force, ne risque-t-il pas de se transformer en faiblesse et de briser son unité ?

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