Le prêtre, le préfet et le génocide
Accusés d’avoir participé aux massacres de Tutsis, le père Wenceslas Munyeshyaka et Laurent Bucyibaruta seront-ils jugés en France dix ans après les faits ?
Samedi 21 juillet, 6 h 30. Deux Rwandais, Wenceslas Munyeshyaka et Laurent Bucyibaruta, sont arrêtés par les autorités françaises. Inculpés, depuis 2005, par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) pour leur implication dans le génocide de 1994, les deux hommes sont transférés à la prison de la Santé à Paris, avant d’être présentés à deux juges d’instruction, Fabienne Pous et Michèle Ganascia. Très vite, les nombreuses associations militant aux côtés des familles des victimes se félicitent de la nouvelle. « C’est une bonne chose, mieux vaut tard que jamais », commente Jeanne Sulzer, avocate du groupe d’action judiciaire de la Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme (FIDH). Un avis que partage Kigali. « C’est un nouveau développement très positif, très encourageant, estime le ministre des Affaires étrangères, Charles Murigande. Décidément, il y a un nouveau gouvernement en France. »
Paris a effectivement pris tout son temps avant d’arrêter les deux accusés : plus de dix ans se sont écoulés depuis que la première plainte a été déposée contre eux. En 2004, la Cour européenne des droits de l’homme avait même condamné la France pour la lenteur avec laquelle elle traitait ce dossier. Deux ans plus tard, le TPIR sollicite le concours de Paris. Mais il aura fallu attendre un an pour qu’une décision soit finalement prise. Pendant ce temps, Bucyibaruta et Munyeshyaka, bien que placés sous contrôle judiciaire, menaient une vie normale. Le premier à Saint-André-les-Vergers, dans le département de l’Aube (est), où il vivait depuis quatre ans. Le deuxième à Gisors, dans l’Eure (ouest), où il officiait comme curé. En toute tranquillité.
Pourtant, le parcours des deux hommes, consigné dans les archives du TPIR, donne froid dans le dos. Accusé de génocide, viols, exterminations et d’assassinats constitutifs de crimes contre l’humanité, le père Munyeshyaka, 49 ans, était vicaire de la paroisse de la Sainte-Famille, à Kigali, en 1994. Responsable de la paroisse, dont dépend le centre d’éducation de langues africaines (Cela) et le centre pastoral Saint-Paul du secteur de Rugenge, l’ecclésiastique était en contact avec les autorités administratives et politiques impliquées dans le génocide telles que le colonel Tharcisse Renzaho, préfet de Kigali ou le colonel Yusuf Munyakazi, condamné à mort au Rwanda pour génocide.
Mais ce sont davantage ses propres agissements que le TPIR lui reproche. Selon des témoins, le père Munyeshyaka, pourtant responsable de la sécurité des personnes réfugiées au sein de sa paroisse, aurait violé, entre le 10 avril et le 30 juin 1994, des femmes tutsies en échange de sa protection. Celles qui ont refusé ses avances auraient été livrées aux Interahamwe, les milices extrémistes hutues. Par ailleurs, le prêtre aurait participé, aux côtés de militaires, au massacre de dizaines de réfugiés tutsis. Et aurait dénoncé, à plusieurs reprises, les personnes qui essayaient d’aider les victimes du génocide. De mère tutsie et de père hutu, le prêtre aurait préféré faire valoir son ascendance hutue par goût pour le pouvoir, selon l’écrivain rwandais Benjamin Sehene. Être nommé responsable a satisfait la reconnaissance qu’il recherchait auprès des autorités. Gilet pare-balles et arme à la ceinture, Munyeshyaka « semblait au mieux avec les miliciens génocidaires », affirme Benjamin Sehene.
Pur produit du régime du président Juvénal Habyarimana, Laurent Bucyibaruta, 62 ans, résidait à Saint-André-les-Vergers avec sa femme et ses deux enfants. Depuis son arrestation, les habitants de cette petite commune de l’ouest de la France sont sous le choc. Le Rwandais était très investi dans la vie paroissiale et faisait partie d’une association de son quartier. Les accusations qui pèsent sur lui sont pourtant sans appel : incitation directe et publique à commettre le génocide, génocide ou complicité de génocide, exterminations et assassinats constitutifs de crimes contre l’humanité.
À l’époque, Bucyibaruta était préfet à Gikongoro, ville du sud du Rwanda où il a vu le jour. Bourgmestre entre 1973 et 1974, il a été également député du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND, le parti d’Habyarimana), en 1991. Au moment du génocide, il aurait sillonné la ville avec un mégaphone incitant les Hutus à s’acheter des armes et exhortant la population à s’en prendre aux Tutsis. Entre avril et juillet 1994, Bucyibaruta aurait organisé et dirigé des massacres. Selon le TPIR, l’ancien préfet aurait planifié, le 21 avril 1994, l’exécution de plusieurs milliers de Tutsis réfugiés dans l’école technique de Murambi, une localité qui dépendait de Gikongoro. « Laurent Bucyibaruta faisait partie du système de mise en exécution du génocide, explique Sharon Courtoux, de l’association Survie, qui s’est constituée partie civile du côté des victimes. Ce n’était pas un cerveau, plutôt un exécutant zélé. » Mais d’aucuns se demandent si l’ancien préfet ne protège pas de plus gros poissons.
Le 30 mai 2000, Laurent Bucyibaruta a une première fois été interpellé en France. Lors de la garde à vue, l’ancien préfet a refusé de communiquer les numéros de téléphone enregistrés sur son portable. Incarcéré à la Santé, il a toutefois été libéré le 20 décembre 2000. « On est en droit de se demander pourquoi les autorités françaises ont tant tardé à porter plainte contre ces deux hommes », s’interroge Jeanne Sulzer, de la FIDH. Pour certains, la lenteur de la procédure serait l’une des preuves de la complicité entre la diplomatie française et le régime du président Habyarimana.
Munyeshyaka, quant à lui, a reçu le soutien pour le moins médiatique du journaliste français Pierre Péan, auteur du livre Noires fureurs, blancs menteurs. Son enquête, fondée en grande partie sur les conclusions du juge Jean-Louis Bruguière, accuse on le sait l’actuel président rwandais Paul Kagamé d’être à l’origine du génocide rwandais. Des accusations qui ont conduit le Rwanda à rompre ses relations diplomatiques avec la France, le 24 novembre 2006. Péan consacre tout un chapitre à l’« histoire exemplaire de l’abbé Wenceslas », où l’ecclésiastique est présenté comme un père courage très populaire, prônant la tolérance, victime de l’« acharnement des réseaux pro-FPR [Front patriotique rwandais, NDLR] en France ».
Aujourd’hui, la justice française se dit prête à juger Munyeshyaka et Bucyibaruta. Mais pas à leur accorder la remise en liberté demandée par leurs avocats. La cour d’appel de Paris en a ainsi décidé, le 25 juillet, en repoussant au 1er août l’examen des mandats délivrés par le TPIR. L’étape suivante, le procès, pourrait se dérouler en France, puisque le TPIR, dont le mandat arrivera à échéance à la fin de l’année 2008, n’a plus le temps de traiter le dossier. D’autres présumés génocidaires, on se souvient, ont déjà été traduits devant des justices européennes, notamment en Belgique, où l’ex-major rwandais Bernard Ntuyahaga vient d’être condamné à vingt ans de prison ferme pour le meurtre, en 1994, de dix Casques bleus belges. Autre possibilité : l’extradition vers le Rwanda qu’appellent de leurs vux les autorités rwandaises. Jusqu’ici, la France a toujours refusé, notamment à cause de l’existence de la peine de mort – abolie depuis – dans l’arsenal juridique rwandais.
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