Une nouvelle vision

Quel type de relation avec le continent ? Avec quels moyens ? Pour y faire quoi ? Comment et avec qui ? Paris, qui cherche à redéfinir les contours de sa politique du « ni ingérence ni indifférence », esquisse une réponse par la voix de son ministre

Publié le 2 juillet 2003 Lecture : 7 minutes.

«Prenons la mesure de l’enjeu. Près de la moitié des États du continent sont, parfois depuis de très longues années, confrontés à la guerre avec son cortège de morts et de victimes : guerres à la fois civiles et interétatiques ; guerres deux fois plus longues en moyenne qu’il y a vingt ans. Ainsi, l’Angola a connu vingt-sept années de conflit, le Soudan plus de vingt, l’Ouganda quinze, le Burundi dix. De nouveaux fronts se sont ouverts ou menacent de le faire. En Afrique de l’Ouest, les crises se superposent. L’est du Congo reste dangereusement instable. De la Mauritanie au Soudan, toute la bande sahélienne est traversée de mouvements de fond. Sachons déceler les causes profondes et tirer les enseignements de chacune de ces crises.
Car il n’y a pas de fatalité : l’Angola renoue avec la paix. La région des Grands Lacs franchit des étapes essentielles qui peuvent la conduire vers un règlement politique. Au Soudan, un accord ne semble plus hors d’atteinte. Madagascar devrait bientôt retrouver sa place dans l’Union africaine. En Côte d’Ivoire, les accords de Marcoussis ouvrent la voie à un nouveau modèle de sortie de crise. Et au Liberia, nous appuyons toujours une solution politique sous l’impulsion de la Cedeao.
Le continent africain concentre aujourd’hui tous les ferments traditionnels des conflits ancestraux lutte pour le partage de la terre et de l’eau, antagonismes ethniques et religieux. Mais aussi toutes les formes de menaces nouvelles, des circuits d’exploitation parallèles à la montée des fondamentalismes, du terrorisme à la professionnalisation des bandes armées.
Saisie par le tourbillon des crises, l’Afrique a besoin de nous comme nous avons besoin d’elle, y compris pour notre propre sécurité. Il nous revient d’en faire l’avant-garde d’une politique qui défende les principes d’un nouvel ordre international marqué par le respect du droit et la primauté du dialogue. Consciente de l’urgence, la France entend donner une nouvelle impulsion à un partenariat exigeant. []
La chute du mur de Berlin, ouvrant les portes d’un monde nouveau, n’a pas entraîné la pacification attendue. Et si d’autres temps furent marqués par la tentation de l’interventionnisme, c’est davantage aujourd’hui celle de l’indifférence qui semble prévaloir. L’ampleur de la tâche et le sentiment de l’impossible ont pu justifier un certain désengagement devant le caractère cumulatif des crises et la complexité des mécanismes.

Aujourd’hui, la France refuse cette tentation, qui conduirait le monde occidental dans une impasse. De la Côte d’Ivoire à l’Ituri, elle répond présent, convaincue que l’Afrique porte en elle la promesse d’un avenir plus humain et plus fraternel alors même que partout des sociétés se fragmentent et des conflits se propagent. Face à la peur qui aggrave tous les dangers, face au véritable risque d’un choc des ignorances, tournons-nous vers ce continent de la mémoire. Ensemble, regardons l’avenir avec les fils de l’Afrique qu’exaltait Aimé Césaire :
Insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde,
Véritablement les fils aînés du monde
Étincelle du feu sacré du monde.
L’Afrique a toujours su s’ouvrir à l’autre. Brassage de peuples dispersés sur un continent immense, unis par une identité commune fondée sur des liens spirituels tout autant que matériels, les Africains se connaissent et se parlent par-delà les frontières et les territoires. Grands voyageurs, ils sillonnent les étendues sans fin de leur continent, et remaillent à chaque instant le tissu de leur communauté.
Forte d’une connaissance de l’homme et de ses mystères, l’Afrique offre à nos regards une trace de la conscience enfouie de l’humanité, présente derrière chaque masque, chaque statue bamiléké ou dogon, fang ou mumuyé, kaka ou nok. Léopold Sédar Senghor le savait, lui qui prédisait que les Africains serviront l’humanité en restaurant, avec d’autres peuples, l’unité de l’homme et du monde, en réconciliant l’esprit, le cur et la chair, le grain de sable et Dieu. Dans cette Afrique si souvent blessée par l’éruption des violences, n’oublions pas la vivacité de l’amitié, la force du respect au centre de la vie.
Respect de l’autre à travers le lien familial qui unit l’ancêtre et l’enfant, mais aussi des traditions et des symboles. Du mbongui [espace de concertation des sages] des petits villages où, à la tombée de la nuit, le plus démuni trouve enfin de quoi se nourrir, aux capitales démesurées où se mêlent les échos de mille langues, l’Afrique vit au rythme du partage et de l’échange.
Respect de la nature, avec laquelle elle a su préserver un rapport profond. À l’heure où l’homme prend conscience des risques qu’il fait peser sur l’environnement, où la flore, la faune et même le climat sont menacés, où les ressources s’épuisent, le continent africain représente pour l’humanité un immense réservoir intact garant de ces biens publics mondiaux dont on commence à peine à faire l’inventaire. Autant de liens essentiels avec notre avenir.
La terre africaine. C’est une terre qui reprend dans son sein, plus vite qu’une autre, les branches tombées, les ambitions et les hommes, écrivait Romain Gary. Elle apporte aussi au monde un élan, une créativité, une vitalité nouvelle. Du souffle qui anime les sculptures pharaoniques d’Ousmane Sow à la poésie des chansons de Cesaria Evora ou aux mélanges musicaux de Youssou Ndour qui enflamment la jeunesse des quatre continents, les multiples dimensions de l’art africain exaltent une richesse propre au syncrétisme, à la polyphonie et au croisement des héritages les plus divers. À travers les nombreux regards d’une littérature foisonnante, avec Marie N’Diaye, Mongo Beti, Camara Laye, Ahmadou Kourouma ou Abdourahman Waberi, l’Afrique retrace les itinéraires entrelacés de son identité : Je suis diplômé de la grande université de la parole enseignée à l’ombre des baobabs, dit l’enfant peul d’Amadou Hampâté Bâ. []
Cette Afrique jeune et créative ce grand continent poétique, disait Le Corbusier génère une croissance forte. Alors que l’économie mondiale connaît depuis 2001 un net ralentissement, le continent africain enregistre une expansion supérieure à la moyenne mondiale. Les prévisions établies par le FMI tablent sur une croissance qui sera en 2003 et 2004 le triple de la croissance européenne. Plusieurs pays africains pourraient renouer en 2004 avec une croissance à deux chiffres.
Auparavant tributaire de la seule consommation intérieure, ce développement repose désormais sur l’investissement. La part des flux internationaux se dirigeant vers le continent africain a presque doublé, passant de 9 milliards à 17 milliards de dollars. Même si le volume global reste très faible, cette évolution témoigne d’un nouveau regard porté sur ces pays par les investisseurs étrangers.
Derrière ce potentiel prometteur, ne négligeons pas l’importance des défis que doit relever l’Afrique.
Défi de la mondialisation, qui constitue pour ce continent plus que pour tout autre une chance à saisir, mais aussi une source d’inquiétude. Parce qu’elle risque d’augmenter les inégalités, si elle n’est pas régulée et humanisée. Mais aussi parce qu’elle tend à gommer les différences, dès que s’effacent les volontés de préserver les spécificités. Si l’Afrique doit acquérir tous les savoir-faire qui conditionnent l’insertion dans l’économie mondiale, elle ne doit pas pour autant y perdre son âme. Je me souviens de ce personnage d’un roman de Tchicaya U Tam’si, formé en France, pétri de droit et de sorcellerie, confronté à un dilemme révélateur : faut-il se comporter en juge ou en sage ? Doit-il puiser à la source de la raison ou de la spiritualité ? On ne peut pas juger nos vies avec des lois qui ignorent tout de nos murs, conclut l’auteur. Et il a raison : l’Afrique doit s’ouvrir au monde sans se déposséder de son identité.
Défi de la démocratie, ensuite. En quelques années, l’Afrique a connu une évolution remarquable. De plus en plus de pays vivent l’alternance dans la paix et selon les règles de droit. Mais partout la vigilance s’impose. De Madagascar à la Centrafrique en passant par la Côte d’Ivoire, la région des Grands Lacs ou la Corne de l’Afrique, des crises alimentées par des tensions politiques, ethniques ou religieuses menacent la légitimité démocratique.
Défi du développement, enfin. Qu’il s’agisse du drame de la grande pauvreté qui continue de ravager des pays entiers, des grandes pandémies qui sapent les bases de sociétés civiles déjà affaiblies ou d’un accès insuffisant à l’eau : autant d’obstacles sur le chemin de l’avenir.

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Aucun de ces défis ne peut être relevé dans la guerre. Nous devons entreprendre un effort prioritaire et sans précédent pour aider les régions en crise à retrouver le chemin de la paix. Seul le dialogue peut réduire les antagonismes, seule la négociation pourra mettre fin aux conflits. Face aux divisions, il importe de rechercher une solution et non de choisir un camp. D’agir pour défendre des valeurs et non pour garantir des situations acquises. »

N.B. : Le titre et le chapeau sont de la rédaction.

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