Survivre à Guantánamo

Le New York Times a recueilli les confidences de certains des présumés terroristes libérés par les Américains après un an et demi de détention.

Publié le 30 juin 2003 Lecture : 6 minutes.

Les conditions de vie au camp de détention X-Ray installé sur la base navale américaine de Guantánamo, dans l’île de Cuba, sont si déprimantes que plusieurs détenus ont tenté de se suicider, dont l’un à quatre reprises. C’est ce qui ressort des confidences recueillies, au cours des trois derniers mois, auprès de certains des trente-deux Afghans et des trois Pakistanais libérés sans qu’aucune charge ait été retenue contre eux.
Un porte-parole du camp, le capitaine Warren Neary, confirme que, dans ses dix-huit mois d’existence, dix-huit détenus ont tenté de se suicider, dont certains à plusieurs reprises (vingt-huit tentatives au total), et que la plupart ont eu lieu cette année. Un enseignant saoudien, Mish el-Harbi, qui a tenté de se pendre et a été victime d’une hémorragie, a gardé de graves séquelles au cerveau.
Le plus pénible, indiquent les détenus, était l’incertitude dans laquelle ils se trouvaient sur le sort qui leur serait réservé. Aucun d’eux ne se plaint d’avoir été physiquement maltraité, mais la plupart dénoncent l’exiguïté et l’inconfort des cellules : des cages de 2,5 m de long sur 2 m de large, toit en bois, parfois grillagées, ouvertes au vent et à la pluie. « C’est l’espace auquel on avait droit pour dormir, manger, prier et aller aux toilettes », raconte Souleïman Shah, 30 ans, ex-combattant taliban de la province de Kandahar. Chacun disposait de deux couvertures et d’un tapis de prière. Et mangeait à même le sol.
Les cellules étaient regroupées par blocs de dix ou vingt. Dans les premiers temps, les détenus ne pouvaient en sortir qu’une fois par semaine pour prendre une douche d’une minute. Au bout de quatre mois et demi et de quelques grèves de la faim, on leur a accordé des douches de cinq minutes et de l’exercice physique une fois par semaine. Et, dans les semaines qui ont suivi, les cellules ont été réaménagées avec un lit et l’eau courante. À présent, les prisonniers ont droit à deux sorties d’un quart d’heure par semaine, avec douche. L’appel à la prière est lancé par haut-parleur cinq fois par semaine, sous la surveillance d’un chapelain musulman, le capitaine Youssef Lee.
Les interrogatoires étaient irréguliers, plus ou moins longs, plus ou moins poussés. Ils avaient lieu tous les dix ou vingt jours, puis étaient interrompus pendant des mois. Il y avait, ces derniers temps, environ 680 détenus à Guantánamo, indique le Dr Najif Ibn Mohamed Ahmed el-Nouaïmi, ancien ministre qatari de la Justice, qui représente une centaine d’entre eux.
Ils viennent d’une quarantaine de pays, et l’on compte parmi eux une cinquantaine de Pakistanais, environ 150 Saoudiens et 3 adolescents de moins de 16 ans, capturés en Afghanistan. Des avocats américains se sont intéressés au cas de 14 Koweïtiens. Il y a aussi 83 Yéménites et un certain nombre de Canadiens, de Britanniques, d’Algériens, d’Australiens, et un Suédois.
Outre les questions qu’ils se posaient sur ce qu’on allait faire d’eux, les prisonniers supportaient très mal le mélange de nationalités. Un combattant taliban du nom de Roustam, âgé de 22 ans, originaire de la province de Hellmand, dans le sud de l’Afghanistan, interrogé en mai dans une prison de Kaboul, explique qu’il a essayé de se pendre parce qu’il se retrouvait tout seul au milieu d’Arabes et d’Ouzbeks « complètement fous. […] Ils se tapaient la tête contre les murs, raconte-t-il, insultaient les soldats, et je n’arrêtais pas de demander qu’on me sorte de là pour m’interroger. » Quand il a tenté de se suicider, les gardiens américains l’ont aussitôt détaché : « Ils m’ont donné des médicaments, m’ont mis sous surveillance et transféré dans un autre bloc. »
Témoignage confirmé par Mohamed, l’un des trois Pakistanais relâchés à la fin d’avril. Lui aussi a essayé de se pendre parce qu’il se sentait perdu au milieu d’Arabes dont il ne parlait pas la langue. « Je ne le supportais plus, explique-t-il. J’étais complètement à la dérive. » Au bout de onze mois, il a attaché l’un de ses draps à un câble qui soutenait le plafond de sa cellule et a sauté. « Je ne sais plus ce qui s’est passé, raconte-t-il. Ils m’ont emmené à l’hôpital. Je suis resté inconscient pendant deux jours. »
C’est seulement après cette tentative de suicide que ses gardiens américains ont indiqué à Mohamed qu’il n’était gardé en détention que pour être interrogé et que, le moment venu, il pourrait rentrer chez lui. On lui a donné des tranquillisants, mais il a cessé de les prendre après quelque temps, et essayé de nouveau de se suicider. On lui a fait alors de force une piqûre, qui, dit-il, lui a coupé l’appétit et l’a laissé groggy pendant des semaines. « Je n’arrêtais pas de demander qu’on me transfère dans le quartier des Afghans et des Pakistanais, dit-il. Tout le temps que j’ai été au milieu des Arabes, je suis resté des mois sans parler ma langue. »
Il a fait encore deux tentatives de suicide et est resté sous tranquillisants jusqu’à sa libération. « Les Américains disent que si l’on est innocent, ils paieront des indemnités, déclare-t-il aujourd’hui. Ils m’ont gardé prisonnier pendant dix-huit mois, ont reconnu que j’étais innocent, mais je n’ai pas touché la moindre indemnité. »
Les associations de défense des droits de l’homme dénoncent les conditions de détention à Guantánamo et le flou qui continue d’entourer le statut des captifs. Les autorités militaires américaines refusent de les considérer comme des prisonniers de guerre, bien que la plupart d’entre eux aient été capturés sur le champ de bataille, et ne les autorisent ni à avoir accès à leur dossier, ni à engager des avocats pour se défendre. Aucun chef d’accusation n’a été retenu contre aucun d’entre eux, bien que certains soient là depuis dix-huit mois.
La Croix-Rouge internationale, dont les représentants inspectent régulièrement le camp, a invité, en mai, l’administration Bush à entamer des procédures juridiques claires contre ces centaines de détenus et à améliorer leurs conditions de vie.
À l’hôpital du camp, on indique que 5 % des prisonniers souffrent de dépression et prennent des tranquillisants, notamment du Zoloft.
Le responsable des services psychiatriques du camp, le commandant Brian Grady, estime pour sa part que la plupart des captifs qui souffrent de dépression étaient dépressifs avant d’être conduits à Guantánamo. « Je vois mal quels peuvent être les effets des conditions de détention qui existent ici, déclare-t-il. Je ne dirais pas que l’isolement et l’incertitude soient des facteurs décisifs. »
Jamie Fellner, la responsable du programme américain de Human Rights Watch, pense exactement le contraire. « Le confinement pendant une période prolongée, souligne-t-elle, est extrêmement éprouvant psychologiquement. Et l’incertitude sur son avenir ne peut être qu’une circonstance aggravante. »
[NDLR : La semaine dernière, le major Geoffrey Miller, responsable des 680 détenus de Guantánamo, laissait entendre, même si ce n’est qu’un « projet », qu’on se prépare à installer dans le camp un tribunal et un couloir de la mort : les prisonniers pourraient être jugés, condamnés et exécutés sans sortir de l’enclave. Selon les règles en vigueur au Pentagone, des « combattants illégaux » peuvent être condamnés à mort par la justice militaire. « Depuis le début, nous savons qu’ils risquent la peine de mort, déclare Jamie Fellner. Pourquoi les pays notoirement opposés à la peine capitale, en particulier ceux de l’Union européenne, ne font-ils pas davantage pression sur l’administration Bush ? »]
© The New York Times et Jeune Afrique/l’intelligent 2003. Tous droits réservés.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires