Ni guerre ni paix

Si la tension entre les deux pays est quelque peu retombée, sur le fond, rien n’est réglé. Pour se protéger contre une agression américaine, Téhéran veut se doter de la bombe. Un casus belli aux yeux des faucons du Pentagone.

Publié le 30 juin 2003 Lecture : 7 minutes.

A quoi jouent les Américains ? Ont-ils décidé de faire de l’Iran leur prochaine cible ? S’apprêtent-ils à partir à nouveau en croisade, contre les mollahs cette fois ? Pas dans l’immédiat. C’est du moins ce qui ressort des dernières déclarations de Colin Powell, le secrétaire d’État américain, qui a assuré que les États-Unis n’envisageaient pas de recourir à la force contre la République islamique. Ces propos apaisants ont apporté un démenti aux affirmations imprudentes de son adjoint, le sous-secrétaire d’État John Bolton, qui avait expliqué quelques jours auparavant que la force restait « une option ». Powell, avec l’assentiment tacite de George W. Bush, a donc décidé de calmer le jeu. Il est vrai que les Américains sont englués en Irak. Et que, à moins de quatorze mois de la présidentielle, ils ne sont pas en position de se lancer dans une nouvelle aventure militaire contre une nation forte de 70 millions d’âmes pour des prétextes aussi futiles que ceux avancés ces dernières semaines : des liens supposés avec l’état-major d’el-Qaïda et, surtout, l’existence d’un programme secret d’armes de destruction massive. Des prétextes qui rappellent furieusement ceux invoqués pour légitimer l’attaque contre l’Irak.
L’Iran, qui n’a de leçons d’intégrisme à recevoir de personne, considère l’idéologie wahhabite et ses produits dérivés comme des perversions de l’islam. Ses services de renseignements ont même discrètement collaboré à la traque des fuyards d’el-Qaïda, en livrant des suspects aux Saoudiens. Les quelques fugitifs ayant tout de même réussi à trouver refuge dans le pays ont été arrêtés et identifiés. Vu les risques encourus, il est d’ailleurs peu probable, à supposer qu’ils en aient même caressé l’idée, que les Iraniens aient pu, comme les en accusent les Américains, fermer les yeux sur la préparation sur leur sol des attentats de Riyad, le 12 mai. Offrir un casus belli en or à une administration républicaine va-t-en-guerre n’est pas dans les habitudes de la maison…
Sur la question du programme nucléaire militaire, les choses sont moins nettes, mais aucun élément véritablement nouveau n’a été avancé par le Pentagone. La République islamique est engagée dans un ambitieux programme nucléaire civil, en collaboration avec la Russie et la Chine (avec, notamment, la construction de la centrale de Bouchehr, au Sud-Ouest, sur le golfe Arabo-Persique). Les Américains, comme les Israéliens ou les Européens, soupçonnent fortement que ce programme théoriquement civil ne serve également à des fins militaires. Ils ont exigé de l’Iran qu’il signe le protocole additionnel au Traité de non-prolifération (TNP) autorisant l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) à mener des inspections inopinées sur les sites sensibles. Mohamed el-Baradei, le directeur général de l’Agence, a relayé leur demande le 16 juin. L’Iran, par la voix de Hamid Reza Assefi, porte-parole du ministère des Affaires étrangères, a opposé, le 23 juin, une fin de non-recevoir à cette exigence.
La position iranienne est en apparence ferme, mais elle laisse une porte ouverte à la négociation. Les dirigeants de la République islamique savent qu’ils seront soumis à une pression constante à ce sujet et n’ont aucune envie de se lier les mains par un refus définitif. Ils sont disposés à réexaminer leur décision à condition que les sanctions commerciales touchant les technologies sensibles soient levées. En somme, c’est du donnant-donnant. Plus fondamentalement, les Iraniens n’ont pas envie de mettre le doigt dans un engrenage qui pourrait mal finir. Le « précédent » de la comédie des inspections irakiennes ne va pas faire école de ce côté-ci du Chott el-Arab. Officiellement, Téhéran a toujours nié chercher à posséder l’arme atomique. Pourtant, il est plus que probable que les scientifiques persans travaillent d’arrache-pied pour se doter rapidement de la bombe. Les autorités iraniennes n’ignorent pas que cette perspective effraie, et pas seulement à Washington ou à Tel-Aviv. Mais elles considèrent qu’un arsenal atomique est le seul moyen de dissuasion crédible. L’Iran est cerné par des puissances nucléaires : la Russie, l’Inde, le Pakistan, Israël (et les États-Unis, qui ont des bases militaires dans la région et qui disposent de missiles intercontinentaux capables de frapper son territoire). « Il n’y a pas de divergence entre les réformateurs et les conservateurs, ils sont d’accord sur l’objectif, ils souhaitent obtenir la bombe, explique un analyste spécialiste de l’Iran. Celle-ci permettra à la République islamique de se faire respecter sur la scène internationale. L’attitude américaine à l’égard de Karachi a été scrutée avec beaucoup d’intérêt. Si le Pakistan n’avait pas été en possession de la bombe, il aurait été soumis à des pressions autrement plus fortes après le 11 septembre 2001. C’était, objectivement, le maillon faible, et les États-Unis auraient été tentés de s’ingérer davantage dans ses affaires, voire de promouvoir carrément un changement de régime. La différence de traitement entre d’une part le Pakistan, très ménagé, et d’autre part l’Arabie saoudite, soumise au feu roulant des critiques, est flagrante. Par ailleurs, les Américains affirment ouvertement souhaiter un renversement du régime en Iran. Les conclusions s’imposent d’elles-mêmes aux dirigeants iraniens… »
Les successeurs de Khomeiny restent sans réels partenaires stratégiques. Ils sont isolés et ne peuvent pas compter sur grand-monde pour les défendre. La psychose de l’encerclement est palpable. Le pays est aujourd’hui cerné par les bases militaires américaines installées dans des États vassalisés : l’Afghanistan, les républiques d’Asie centrale, les monarchies du Golfe, et, depuis le 10 avril, l’Irak. Les déclarations belliqueuses des Américains confortent les Iraniens dans leur volonté de se protéger contre une éventuelle agression. Tous les signes de bonne volonté donnés par les mollahs depuis l’émergence du mouvement réformateur ont été accueillis avec dédain par les Américains. Qu’il s’agisse de la coopération sécuritaire, de la neutralité active dans les guerres d’Afghanistan et d’Irak, ou de la récente visite du président Khatami à Beyrouth. Le chef de file des réformateurs iraniens avait profité de son passage dans la capitale libanaise pour demander discrètement à ses obligés chiites du Hezbollah de cesser les provocations à la frontière sud du pays, et de s’abstenir d’attaquer les Israéliens pour ne pas fournir de prétexte à une ingérence américaine…
L’administration Bush, comme avant elle l’administration Clinton, est l’otage d’une doctrine musclée et de puissants lobbies anti-iraniens. Et, à Téhéran, les dirigeants les plus ouverts ne peuvent se permettre de perdre la face en se pliant sans contreparties aux injonctions du « Grand Satan ». « Les pressions européennes sont autrement plus intelligentes, et elles ont débouché sur des avancées concrètes, note Azadeh Kian Thiébaut, professeur à Paris-VIII. Les démarches répétées de Bruxelles viennent d’amener les autorités à suspendre la lapidation des femmes, même en cas d’adultère. Elles envisagent maintenant sérieusement des sanctions de substitution, comme l’emprisonnement. Alors qu’elles proclamaient l’an passé que la lapidation était coranique, donc intouchable. Elles ont aussi fait passer une nouvelle loi sur le « prix du sang ». Le tarif des réparations exigibles en cas d’assassinat d’un membre des minorités religieuses [chrétienne, juive ou zoroastrienne] a été aligné sur celui en vigueur en cas de meurtre d’un musulman. Auparavant, la vie des Iraniens non islamisés ne valait, pour ainsi dire, pas grand-chose. Les Européens négocient fermement mais discrètement, sans arrogance. Ils ménagent leurs interlocuteurs et arrivent à des résultats. Les Américains feraient bien de s’en inspirer ».
Les dirigeants de la République islamique sont certes prisonniers de leurs archaïsmes, mais, sincèrement ou par réalisme, ils sont tous persuadés aujourd’hui que la rivalité avec l’Amérique dessert les intérêts supérieurs de la nation. Ils rêvent d’arrangements et d’une coexistence pacifique. Une enquête d’opinion (qui a valu la prison à ses promoteurs…) a fait apparaître récemment que 75 % des Iraniens étaient favorables à une reprise du dialogue avec les États-Unis. En mai, au plus fort de la crise, 154 députés réformateurs ont appelé à la restauration des relations avec la première puissance du monde, ce qui leur a valu les foudres (verbales) d’Ali Khameneï, le Guide de la Révolution. La balle est dans le camp de Washington, mais l’administration Bush hésite sur l’attitude à adopter. Les modérés, à l’image de Colin Powell, défendent une ligne pragmatique. Mais quel est le poids véritable du secrétaire d’État face aux rugueux néoconservateurs, qui rêvent d’en découdre avec les mollahs, pour laver un affront vieux de vingt-quatre ans, la prise d’otages de leur ambassade, considérée outre-Atlantique comme la pire humiliation (11 septembre mis à part) jamais infligée à l’Amérique impériale ?
À Téhéran, on ironise volontiers sur Powell, crédité des meilleures intentions du monde, mais aussi dépourvu de moyens d’action que le président Khatami. Les gesticulations américaines de ces dernières semaines n’ont ni surpris, ni fait souffler de vent de panique. L’analyse généralement admise est que ces manoeuvres d’intimidation visent d’abord à dissuader les Iraniens de soutenir leurs frères chiites d’Irak, et de contrarier davantage les velléités d’administration américaine de l’Irak. Et aussi à faciliter la mise en oeuvre de la « feuille de route » israélo-palestinienne en dissuadant là encore les mollahs d’aider les Palestiniens du Djihad islamique et du Hamas. Bref, de contrer le « pouvoir de nuisance » de l’Iran. Pour nombre d’observateurs, ce prétendu « pouvoir de nuisance » constitue la meilleure carte de Téhéran. Mais c’est faire abstraction d’une donnée fondamentale : quoi qu’on pense du régime théocratique mis en place en février 1979, c’est, à ce jour, la seule démocratie à peu près présentable de la région. Et ce n’est pas négligeable. En février, Richard Armitage, le numéro deux du département d’État, avait, dans un surprenant aveu, exclu le recours à la force contre l’Iran, estimant qu’il s’agissait… d’une démocratie. La remarque avait fait hurler les faucons. Mais elle reste valable.

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