Mélodies métisses

La chanteuse malienne Rokia Traoré, installée en France, est à Bamako pour la sortie de Bowboï, son dernier album. Rencontre.

Publié le 30 juin 2003 Lecture : 4 minutes.

La voix est émouvante, un peu cassée, parfois presque murmurée. Elle tranche avec les timbres puissants d’autres chanteuses maliennes comme Oumou Sangaré ou Kandia Kouyaté. Les rythmes, uniquement à base d’instruments traditionnels, proches du jazz et du blues, rappellent les atmosphères paisibles du Sahel. Rokia Traoré est comme sa musique : authentique et difficile à classer, en équilibre délicat entre rythmes modernes et mélodies traditionnelles.
Bowboï, son dernier album, sortira dans quelques semaines au Mali et en septembre en France. Elle le trouve différent et « plus pêchu » (sic) que les deux précédents – Mouneïssa et Waneta – avec davantage de percussions et une ouverture à la musique contemporaine. Deux chansons sont jouées avec un quatuor de cordes américain, le Kronos Quartet. Quant aux textes de Bowboï, composés par Rokia, ils évoquent les difficultés de la jeunesse africaine et le travail des enfants. La chanteuse interpelle mais ne dénonce pas : « Les gens ont souvent tendance à simplifier, à accuser les parents d’exploiter leurs enfants, mais les droits des mineurs restent pour les pays développés. Ici au Mali, la première préoccupation est de se nourrir au jour le jour, et les parents font ce qu’ils peuvent. »
Une misère à laquelle Rokia a eu le privilège d’échapper. Son père étant diplomate, elle a passé plusieurs années à l’étranger, en Belgique, en Arabie saoudite, en Algérie, autant de voyages entrecoupés de retours au pays. Une chance à l’origine d’une différence qu’on lui a souvent reprochée. « Les toubabs sont de retour », disait-on lorsque la famille Traoré rentrait au Mali, se souvient Rokia. Pourtant, dit-elle, « je me sens profondément malienne » et « mis bout à bout, j’ai passé les deux tiers de ma vie au Mali ».
Contrairement à de nombreux artistes maliens, issus de lignées de griots, rien dans la famille de Rokia ne la destinait à une carrière musicale. Elle découvre la musique grâce à son père, fin mélomane : « Il écoutait énormément de musique à la maison, de tous les genres. » Il lui en reste un goût pour l’éclectisme : des artistes maliens traditionnels comme Fanta Demba n° 2, Béné Coulibaly, Ali Farka Touré à Ella Fitzgerald, Billy Holliday, Serge Gainsbourg, Édith Piaf ou encore Benjamin Biolay et Vanessa Paradis, Rokia écoute tout.
Sa vocation d’artiste ? « Petite déjà, je rêvais de devenir chanteuse », dit-elle. À l’adolescence, elle joue de la guitare et s’amuse à écrire des chansons. En terminale, élève au lycée français de Bamako, elle fait partie d’un petit groupe de rap. La formation tourne deux clips qui passent à la télévision et à la radio maliennes. Le public apprécie. Mais Rokia n’ose pas encore y croire et part poursuivre des études de sciences sociales en Belgique. Pas pour longtemps. Un an et demi plus tard, elle décide de rentrer à Bamako et de tenter sa chance dans la musique.
Le déclic a lieu lors de sa rencontre avec le directeur du Centre culturel français de Bamako d’alors, Jacques Szalay. Il est le premier à soutenir le talent de Rokia : « Il croyait en ce que je faisais, moi je ne savais pas très bien ce que je valais, c’est grâce à lui que tout a véritablement commencé. » Il lui offre un lieu de répétition, lui permet de jouer en première partie de certains concerts et, en 1997, l’aide à enregistrer sur cassette audio une maquette de ce qui deviendra son premier album, Mouneïssa.
Puis tout s’enchaîne. Indigo Production est intéressé et propose à Rokia d’enregistrer l’album en France, avec l’appui de la coopération française. Quelques semaines plus tard, Rokia remporte le Prix Découverte Afrique de Radio France Internationale. En 2000, mariée à un Français, elle s’installe en France.
Mais le Mali reste sa terre de coeur. Elle insiste pour donner le premier concert qui suit la sortie de chaque nouvel album à Bamako. Pour Bowboï, elle a choisi d’enregistrer la majorité de la partie instrumentale dans la capitale malienne, dans les studios de Mali K7. Une façon, dit-elle, de « prouver qu’on peut enregistrer au Mali et obtenir une qualité sonore aussi bonne que dans les meilleurs studios mondiaux ». Quant au piratage des oeuvres, si répandu en Afrique, elle trouve cela inadmissible et regrette le manque de courage des gouvernements sur cette question. C’est elle qui était à l’origine, il y a quelques années, de la manifestation au cours de laquelle de nombreux artistes maliens sont descendus dans les rues de Bamako pour protester contre le piratage.
Derrière sa silhouette menue et la douceur de ses chansons se cache pourtant une forte tête. « Pour moi, la musique est une forme de révolte », dit-elle, une façon de dire « je suis comme ça, j’en suis fière et je l’assume ». Aujourd’hui encore, elle doit faire face à ceux qui lui reprochent de trahir ses racines. Mais cela ne la touche pas, car pour réussir « il a fallu que j’apprenne à ne pas avoir grand-chose à faire de ce que les autres pensaient de moi. Beaucoup de Maliens estiment que leur identité se limite à la tradition ; la modernité est une notion qu’ils ne comprennent pas et qui est immédiatement assimilée aux Blancs. » Elle sourit quand elle raconte que, récemment, lors d’une émission de radio à Bamako, on a critiqué ses cheveux courts, arguant que ce n’était pas une façon de se coiffer pour une femme malienne. Or, explique-t-elle, « dans certaines ethnies, les femmes ont les cheveux très courts ! Ils m’accusent d’être déracinée, mais ils connaissent moins bien que moi la culture malienne ».
Star de la world music à 28 ans, Rokia ne se raconte pas d’histoires. Elle adore la scène – elle a donné plus de trois cents concerts en trois ans après la sortie de son second album – et souhaite organiser des tournées en Afrique. Dans son pays natal, elle espère être plus présente et concevoir un projet pour aider des jeunes Maliens à s’en sortir. En attendant la sortie de Bowboï, elle est sur scène. À Bamako.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires