Les secrets d’un putsch manqué

Qui sont les auteurs de la tentative de coup d’État du 8 juin ? Pourquoi ont-ils échoué ? Ont-ils bénéficié de complicités intérieures ou extérieures ? Le processus démocratique est-il menacé ? J.A.I. a mené l’enquête.

Publié le 30 juin 2003 Lecture : 12 minutes.

Il y a Nouakchott le jour et Nouakchott la nuit. Sous le soleil écrasant, la capitale est animée, embouteillée, colorée de boubous bleus et blancs. Les femmes y rivalisent d’élégance sobre et l’opulence y côtoie la misère comme les 4×4 et les Mercedes rutilantes croisent, sur l’avenue Nasser, les taxis hors d’âge. Une métropole du Sud presque rassurante, tant elle apparaît en bout de piste du décollage économique. Mais lorsque le soir tombe sans prévenir, ce coeur battant de la Mauritanie devient lourd. Deux semaines après la sanglante tentative de coup d’État du 8 juin, survenue au coeur de la nuit, les barrages des forces de l’ordre sont à chaque carrefour : on ouvre les coffres, on scrute les visages à la lampe torche. Dans les salons, qu’ils soient humbles ou surchargés de canapés dorés, les Nouakchottois, en état de choc, se livrent à une sorte de psychothérapie collective, tout en sursautant au moindre bruit un peu sec, un peu sourd, un peu suspect. On fait et refait à l’infini la chronologie de ce jour-là ; on se donne des rôles et des postures souvent imaginaires ; on critique et on dénigre – un vrai sport national – « le voisin qui a fui dès les premiers coups de feu ». Bref, on se rêve en héros pour mieux cacher qu’on a eu très, très peur. Dans un pays où l’information est une denrée distillée avec parcimonie, les questions qui se posent à propos du déroulement et des conséquences de ce 8 juin 2003 demeurent nombreuses. Pour tenter d’y répondre, J.A.I. a enquêté auprès des meilleures sources, y compris le chef de l’État, Maaouiya Ould Taya, lui-même, un homme secret dont les confidences sont, on le sait, rarissimes.

Qui sont les putschistes ? Une trentaine d’officiers et de sous-officiers, qui ont entraîné avec eux environ trois cents hommes de troupe. Tous sont des Maures et la plupart des chefs sont originaires de l’est du pays, tout particulièrement de la tribu des Ouled Nasser, dont la « capitale » est la cité historique d’Aïoun el-Atrouss. Deux hommes étaient à leur tête : le commandant Mohamed Ould Cheikhna, un ancien responsable du B1 (personnel) à l’état-major de l’armée, et le commandant Saleh Ould Hannena, ex-patron du bataillon blindé (BB) de Nouakchott. L’un et l’autre ont été formés, au même moment, en Arabie saoudite et ne font pas mystère de leurs sympathies nasséro-islamistes.
Exclu de l’armée en 2001 pour avoir, semble-t-il, ourdi un premier coup d’État, Ould Hannena exerçait depuis la profession de chauffeur de taxi, avec son propre véhicule. Réputé très nerveux et constamment armé, il n’était curieusement pas surveillé, ce qui lui a permis de continuer à entretenir des relations avec ses hommes. Outre le BB et sa vingtaine de blindés (notamment des T-55 russes), les putschistes disposaient de l’appui d’une bonne partie du Groupement aérien, le Garim, dont un avion d’observation a mitraillé la présidence. Ils possédaient également une bonne connaissance topographique du (vaste) périmètre interdit dans lequel sont regroupés les bureaux et le domicile du chef de l’État. Et pour cause : un ancien cadre du Bataillon de la sécurité présidentielle (Basep), le capitaine Ould Vezzaz, était des leurs.

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Que voulaient-ils ? Militairement, l’objectif principal des putschistes était, à l’évidence, d’éliminer physiquement le président Ould Taya. La disparition de celui-ci, pensaient-ils, entraînerait ipso facto l’écroulement d’un système de défense hypercentralisé, sans qu’il soit besoin de poursuivre les combats. D’où l’assaut sur la présidence et, surtout, sur la résidence du chef de l’État, dans laquelle quelques putschistes ont brièvement pénétré. Un Comité militaire dirigé par les commandants Cheikhna et Hannena aurait ensuite été mis en place. Il aurait immédiatement rompu les relations diplomatiques avec Israël, suspendu la Constitution et annoncé de nouvelles élections. Qui, au sein de la classe politique mauritanienne, se serait rallié au putsch victorieux ? On ne le saura jamais, mais une chose est sûre : en mêlant les frustrations d’ordre tribal, politique et religieux, mais aussi en libérant les prisonniers islamistes (notamment), les putschistes pensaient détenir la recette pour se rendre populaires. Nul doute que leur prise de pouvoir aurait été immédiatement suivie d’une chasse aux sorcières à l’encontre des principales figures du régime. Dans la nuit du 7 au 8 juin, des blindés ont ainsi cherché à « cibler » les domiciles de Louleïd Ould Waddad, le patron du parti au pouvoir, et du Premier ministre Cheikh El Avia Ould Mohamed Khouna, d’autant plus recherché qu’il est, lui aussi, originaire de l’Est.

Pourquoi ont-ils échoué ? La réussite du plan reposait avant tout sur l’élimination-surprise d’Ould Taya. À partir du moment où celui-ci est parvenu à échapper à ses assaillants, puis à organiser la contre-offensive, l’affaire était très mal partie, même si Hannena et ses hommes se sont rendus maîtres de nombreux points stratégiques : aéroport, états-majors de l’armée et de la gendarmerie, radio et télévision, centre-ville… Il semble d’autre part qu’après avoir constaté quelques défections dans leurs rangs lors d’un ultime rassemblement les chefs putschistes aient décidé de précipiter leur coup de main, dont le déclenchement était initialement prévu à 4 heures du matin, le 8 juin. Tout a commencé vers 2 heures, alors que la vigilance des défenseurs du Palais n’était pas encore vraiment émoussée par la fatigue. Autre raison de l’échec : la radio nationale a, très vite, été mise hors d’usage par les forces loyalistes, empêchant les mutins de diffuser une proclamation et laissant l’intérieur du pays dans l’ignorance la plus complète des événements. Enfin, le gros des putschistes était constitué d’équipages de chars. Or ceux-ci ne disposaient pas de l’appui de troupes au sol, ce qui les a rendus terriblement vulnérables face aux commandos mobiles équipés d’armes antitanks.

Comment Ould Taya a-t-il « géré » le putsch ? Le président mauritanien a quitté le secteur de la présidence au moment où les putschistes y pénétraient. Contrairement à ce qui a pu être dit, il ne dormait pas, ce qui lui a permis de faire mettre sa famille à l’abri et de réagir très vite. Il s’est lui-même approché, en voiture, des blindés rebelles afin de mieux évaluer leur dispositif, puis s’est installé dans le bureau d’un poste de commandement de la Garde nationale, pas très loin du Palais. Il était en costume civil, sans cravate. Entouré d’officiers fidèles comme les colonels Ould Mohamed Vall et Ould Abdelaziz (chef du Basep), il a coordonné la reprise de Nouakchott, qui sera effective le lundi 9 juin au matin. Encerclés par les renforts loyalistes venus de Rosso, Bababé, Atar et Jreïda, les putschistes n’avaient, dès dimanche soir, plus le choix qu’entre la mort, la fuite ou la reddition. Le fait d’être un militaire a beaucoup servi Ould Taya : il a l’expérience du feu (lors de la guerre du Sahara) et sait gérer le stress des situations difficiles. On se souvient qu’il fut pris en otage et menacé de mort lors de la tentative de coup d’État du colonel Kader, en mars 1981, alors qu’il était chef d’état-major de l’armée. L’idée selon laquelle il aurait cherché à trouver refuge au sein d’une ambassade étrangère le fait sourire : c’est mal le connaître.

Combien y a-t-il eu de victimes ? Une demi- douzaine de morts civils, atteints par des balles perdues ou des éclats d’obus. Une dizaine de morts et le double de blessés du côté des forces loyalistes – dont le chef d’état-major de l’armée et plusieurs officiers. Un nombre indéterminé, mais beaucoup plus élevé, côté putschistes. De part et d’autre, il semble que l’on ait cherché à éviter de mettre en danger les populations. Des quartiers entiers ont ainsi été évacués avant les combats.

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Que sont devenus les putschistes ? Accusés d’avoir participé au coup, environ deux cents militaires sont détenus dans un camp quelque part à la périphérie de Nouakchott. D’autres sont interrogés et les enquêtes continuent. Mais le noyau dur des chefs – entre six et neuf officiers, dont Hannena et Cheikhna – sont en cavale. La plupart auraient rejoint le nord-ouest du Mali, via la « route de l’espoir » qui traverse la Mauritanie, à bord de véhicules tout terrain volés, dès le 9 juin. Depuis, on a perdu leur trace. Ce qui n’est pas le cas du lieutenant Didi Ould Soueïdi, qui, blessé, a été arrêté par la gendarmerie sénégalaise à Bakel, puis transféré à Dakar. Sera-t-il extradé ? C’est vraisemblable. Un accord en ce sens existe entre les deux pays depuis 1962. Il a déjà été appliqué au moins une fois, en 1984. À l’époque, le président Abdou Diouf avait donné son autorisation pour que le commandant évadé, Moulay Hachem, un proche de l’ex-chef de l’État mauritanien Haïdallah, soit remis à Nouakchott. Les relations personnelles entre Ould Taya et Abdoulaye Wade sont bonnes. Reste que ce dernier n’a pas forcément les mains libres face à son opinion et à sa justice. Une situation d’autant plus complexe que l’un des principaux dirigeants du mouvement islamiste mauritanien, Jamel el-Mansour, l’ancien maire du quartier d’Arafat, a profité de l’ouverture de la prison de Nouakchott par les putschistes pour s’enfuir et se réfugier, lui aussi, au Sénégal.

Ont-ils bénéficié de complicités parmi les civils ? Oui, et à un niveau relativement élevé, si l’on en juge par les arrestations opérées depuis le 8 juin. Le président de la Cour suprême, le secrétaire d’État à la Condition féminine, le wali de Nouadhibou et le responsable du parti au pouvoir à Nouakchott ont ainsi été appréhendés, sans que l’on sache pour l’instant leur degré d’implication exact. Tous ont pour caractéristique d’être originaires de l’Est, d’être, pour la plupart, membres de la tribu des Ouled Nasser, voire d’être apparentés au commandant Saleh Ould Hannena. De nouvelles interpellations ne sont pas exclues.

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Y aura-t-il des procès ? C’est inévitable, mais on en ignore le nombre (un ou plusieurs) et le timing : avant ou après l’élection présidentielle prévue pour le 7 novembre prochain ? Les putschistes en fuite seront jugés par contumace et les peines encourues sont maximales, la peine de mort étant toujours en vigueur en Mauritanie. On se souvient qu’en octobre 1987, trois officiers négro-mauritaniens avaient été passés par les armes pour avoir préparé un coup d’État, sans début d’exécution. Cette fois, il y a eu tentative et mort d’hommes : une partie de l’opinion ne comprendrait pas qu’il y ait deux poids et deux mesures dans la sévérité, sous prétexte qu’il s’agit d’officiers maures. C’est sans aucun doute regrettable, mais c’est ainsi.

Le putsch manqué a-t-il mis à nu des carences dans l’exercice du pouvoir ? C’est l’évidence. Carences militaires tout d’abord : ce n’est pas un hasard si les chefs de la gendarmerie, de la marine, de l’armée de l’air, de la logistique, de la Garde nationale, du Basep et du Bed (renseignement) ont été, soit limogés, soit mutés, soit promus au cours de la semaine du 9 juin. Nombre de responsables militaires, anesthésiés et repus, étaient coupés de leur base. D’autre part, la sécurité présidentielle a été considérablement renforcée, ainsi que la protection personnelle du chef de l’État. Sur le plan gouvernemental, le bilan n’est guère plus brillant. Beaucoup de ministres et de dignitaires ont paru bien attentistes. Certains ont fui la capitale et nul – à commencer par les ambassadeurs en poste à l’étranger – n’a osé condamner publiquement le putsch au cours de la journée du 8 juin. Ould Taya, qui sait à quoi s’en tenir, en tirera sans doute les conséquences en temps voulu. C’est-à-dire, vraisemblablement, après la présidentielle. Sa solitude au cours des événements a au moins un avantage : il ne doit sa survie qu’à lui-même et il n’est redevable de sa victoire à personne. Les motions et marches de soutien qui se multiplient depuis masquent bien des lâchetés…

Quelles seront les conséquences sur le processus démocratique ? Officiellement, il n’en aura pas. L’élection présidentielle a été maintenue et le président entend bien faire campagne à travers tout le pays, y compris dans l’Est, y compris à Aïoun. Conscient des enjeux, il ne veut surtout pas donner l’impression d’appliquer une règle de responsabilité collective à une région et à une tribu, les Ouled Nasser, à la fois puissante et nombreuse. Sa volonté de traiter le putsch comme un épiphénomène déconnecté de toute revendication d’ordre régional est d’autant plus nette que l’Est n’a pas vraiment à se plaindre de la répartition des postes de responsabilité : le Premier ministre, le président de l’Assemblée et le président de la Cour suprême en sont traditionnellement issus et Ould Taya y a passé ses vacances, au mois d’août dernier. Pédagogue et volontariste comme à son habitude, le chef de l’État veut croire que le 8 juin a été une sorte de secousse salutaire, un traumatisme positif qui, dit-il, « a fait progresser de dix ans la conscience nationale ». En récoltera-t-il les fruits le 7 novembre ? Sans doute. D’autant que l’opposition, qui a condamné le putsch tout en l’expliquant par les fautes du régime, s’y présentera en ordre dispersé.

Les partenaires étrangers de la Mauritanie ont-ils été solidaires du régime ? Oui, mais pas tous au même niveau. Le Maroc a été le plus empressé. Pour manifester son soutien, Mohammed VI s’est d’ailleurs rendu à Nouakchott, les 22 et 23 juin, à la tête d’une délégation de deux cents personnes – dont trois princes. Il y a multiplié les gestes, s’entretenant notamment pendant près de deux heures avec le président Ould Taya (ainsi qu’avec Aïcha, son épouse). Du matériel flambant neuf pour la remise en état de la télévision, de la radio et de l’agence de presse mauritaniennes l’avaient précédé.
L’Algérie, qui n’a dépêché sur place in extremis (le 23 juin) qu’un simple secrétaire d’État et s’est bornée à prendre en charge quelques blessés, a paru, de ce point de vue, très en retrait. Certes appréciable, la visite de quelques heures faite par Dominique de Villepin, le ministre français des Affaires étrangères, a paru avant tout motivée par celle qu’avait faite, l’avant-veille, sa collègue espagnole Ana Palacio. Cheikh Hamed Ben Khalifa Al Thani, l’émir du Qatar, a fait, pour sa part, une rapide escale à Nouakchott, au cours de laquelle il a été beaucoup question de la chaîne Al Jazira (laquelle a annoncé, le 8 juin, que les putschistes l’avaient emporté et qu’Ould Taya était réfugié à l’ambassade américaine). Des ministres sénégalais, maliens et cap-verdiens sont venus apporter le soutien de leurs chefs d’État respectifs. Mention spéciale, enfin, aux États-Unis : le département d’État s’est montré, au départ, très inquiet, allant jusqu’à annoncer l’envoi d’un détachement des forces spéciales à Nouakchott afin d’évacuer ses quelque trois cents ressortissants, avant de se raviser et de se « réjouir » du rétablissement de l’ordre chez ce « précieux partenaire » qu’est devenue la Mauritanie aux yeux de Washinghton – un partenariat qui fait grincer quelques dents à Paris.

Y avait-il une « main étrangère » derrière les putschistes ? L’Arabie saoudite, qui n’a pas apprécié la fermeture de son centre culturel à Nouakchott, et pas davantage l’arrestation, en avril et mai, d’islamistes qui lui sont liés, a été l’un des derniers pays à condamner, du bout des lèvres, la tentative de putsch. Le seul État de la région à ne pas avoir fustigé le coup est, en fait, la Libye, dont les relations avec la Mauritanie sont exécrables depuis que cette dernière a reconnu Israël.
Depuis, Tripoli a apporté son soutien à quelques opposants au régime. De là à imaginer que Mouammar Kadhafi puisse être impliqué dans cette affaire, il y a un pas que franchissent, sans preuve pour l’instant et sans le dire officiellement, les dirigeants mauritaniens. Pourtant, cette volonté de déstabilisation serait en contradiction flagrante avec la diplomatie d’ouverture et de modération qu’entend désormais impulser le « Guide ». Une chose est sûre : même s’ils n’y sont pour rien – ce qui est probable – Kadhafi et ses collaborateurs se seraient sûrement réjoui de la chute d’Ould Taya. Et celui-ci le sait. C’est pourquoi, après avoir fait vérifier que les chefs putschistes n’avaient pas trouvé refuge au sein de l’immense ambassade de la Jamahiriya à Nouakchott, il n’exclut pas qu’ils aient pu, en définitive, rejoindre la Libye à travers le no man’s land du Nord malien. Avec des rêves de revanche plein la tête.

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