Kirchner sur les pas de Lula

Présenté comme un candidat sans relief, le nouveau président a créé la surprise en s’opposant fermement aux prétentions hégémoniques américaines.

Publié le 30 juin 2003 Lecture : 7 minutes.

L’Argentine est de retour en Amérique du Sud ! Tel est le message à la fois simple et fort qu’à voulu faire passer Nestor Kirchner, son nouveau président, au sommet des chefs d’État du Mercosur (Marché commun du Cône Sud, regroupant l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay), qui s’est tenu à Asunción (Paraguay), les 17 et 18 juin. Son plaidoyer en faveur d’une nouvelle politique continentale a même constitué le fait marquant de la rencontre. Et renforcé le Mercosur dans sa vocation d’axe régional opposé aux prétentions hégémoniques américaines. Désormais, à l’exception de la Colombie, du Mexique, de l’Uruguay et de quelques petits pays d’Amérique centrale, tous les gouvernements latino-américains ont pris leurs distances avec Washington.
Rares pourtant étaient ceux qui croyaient que l’arrivée au pouvoir de l’« homme de l’ex-président Duhalde » permettrait un changement fondamental des rapports de force dans le pays. D’autant qu’il n’a ni le charisme d’un Lula, ni la verve révolutionnaire d’un Chávez. Il n’a pas non plus participé, comme le président équatorien Lucio Gutierrez, à une mobilisation insurrectionnelle d’indigènes. Il n’a été ni putschiste, ni castriste, ni même gauchiste. Son profil à lui, Nestor Kirchner, 53 ans, membre depuis toujours du parti péroniste et gouverneur pendant douze ans de la lointaine province de Santa Cruz, en Patagonie, est, à l’évidence, un peu plus terne. Il n’en demeure pas moins que, depuis qu’il a été « déclaré » président le 25 mai, l’Argentine a rejoint le groupe de ceux qui, avec le Brésil, sont entrés en résistance. Résistance aux excès du libéralisme en général, aux pressions américaines en particulier. Notamment celles qui visent à instaurer, en 2005, une vaste Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA). Un projet cher au président Bush, mais qu’un nombre croissant de pays de la région considèrent comme une menace pour leur économie.
Une petite révolution pour l’Argentine, qui, au cours des dix années de présidence du péroniste de droite Carlos Menem (1989-1999), s’est prévalue de « relations charnelles » avec les États-Unis. Il est vrai qu’entre-temps le « meilleur élève du Fonds monétaire international [FMI] » a connu la crise la plus grave de son histoire et que le « miracle argentin » a tourné à la récession, puis à la catastrophe, avec l’effondrement de son économie dollarisée, l’explosion de sa dette extérieure (141 milliards de dollars) et le basculement dans la pauvreté de 60 % de la population.
C’est un autre péroniste, Eduardo Duhalde, qui avait été désigné par le Parlement pour diriger le pays à la suite de la démission du président radical Fernando de la Rua, chassé par la rue le 20 décembre 2001. Après dix-sept mois d’un intérim prudent qui a permis au pays d’éviter le pire, il a transmis le flambeau à Kirchner, son dauphin, qu’il a arraché à sa province pour faire barrage à… Menem, candidat à un troisième mandat. L’opération a réussi. Mais Kirchner a été privé de la victoire écrasante que tous les sondages lui prédisaient, son adversaire ayant finalement renoncé à se présenter au second tour, prévu le 18 mai. Cette manoeuvre a peut-être permis à Menem d’échapper à une humiliante défaite, mais elle n’a pu masquer le fait majeur de ce scrutin : le rejet par le peuple argentin d’un modèle libéral qu’il considère comme responsable de tous ses maux. Un modèle incarné principalement par Menem, dont le nom, en dépit de ses bons résultats au premier tour (24,4 % des suffrages, contre 22 % pour Kirchner), continuera longtemps de rimer avec scandales, corruption, enrichissement personnel et ruine de l’économie.
Mais les dégâts provoqués par la décennie ménémiste ne sont pas seulement d’ordre économique ou social. Kirchner hérite d’un pays où s’est installée une profonde suspicion à l’égard de tout ce qui touche à la chose publique. Considérée comme globalement corrompue, la classe politique fait l’objet d’un véritable rejet, parfaitement incarné par le mouvement « Que se vayan todos ! » (« Qu’ils s’en aillent tous ! »). Sans parler des piqueteros, ces organisations de chômeurs qui acceptent parfois de négocier avec les autorités, mais n’hésitent pas, à l’occasion, à adopter des formes d’action plus violentes.
Dans ce contexte, le nouveau président s’attachera avant tout à restaurer la confiance, condition indispensable à la reconstruction de l’économie. Rude tâche au regard de la colère des chômeurs et des petits épargnants contre un système qui les a spoliés ou jetés dans la misère, et de l’exaspération des créanciers étrangers échaudés par une longue série de promesses non tenues, de contrats et de moratoires piétinés. Une sorte de quadrature du cercle que Kirchner doit résoudre tout en renégociant une dette colossale sur laquelle le pays a fait « défaut » en décembre 2001. Cela passera nécessairement par la restructuration du système bancaire, celle des organismes sociaux, une hausse des tarifs publics, et toujours plus d’austérité… À l’évidence, ce programme d’action lui ôte tout espoir de bénéficier, contrairement à Lula, d’un quelconque état de grâce.
Si on y ajoute que Kirchner, hier encore inconnu du grand public, n’a pas de majorité parlementaire et qu’il ne dispose d’aucun courant au sein du mouvement péroniste, on comprend pourquoi il est allé cherché à l’extérieur les soutiens politiques. Pas seulement pour se tailler, au plus vite, une image de chef d’État. Car cet homme de gauche est convaincu que le salut viendra d’un resserrement des liens économiques et politiques avec ses voisins, fussent-ils en délicatesse avec Washington. Comme Lula, il veut agir pour le renforcement du Mercosur afin de relancer les échanges régionaux et la production industrielle.
C’est tout le sens de la présence de Castro, de Chávez et de Lula à ses côtés le jour de son investiture devant le Congrès. Ces trois leaders, vedettes incontestées des cérémonies, ont eu droit aux ovations enthousiastes d’une foule décidément très antilibérale. Le vieux leader cubain, au cours d’une promenade dans les rues de Buenos Aires, a lancé, très applaudi : « Juntos venceremos ! » (« Ensemble nous vaincrons ! ») Quant à Lula, il a déclaré, un rien ironique : « Nous allons construire avec l’Argentine un axe du Bien. »
Quinze jours plus tard, Kirchner était à Brasilia et s’entretenait quatre heures durant avec son homologue brésilien. De cette rencontre au sommet entre les dirigeants des deux principales économies de la région est née une alliance stratégique, chacun se disant déterminé à former un bloc face à l’ALCA (Association de libre commerce des Amériques), l’organisme au sein duquel se négocie la mise en oeuvre de la future ZLEA. Cette exceptionnelle convergence de vues et d’intérêts a revêtu un caractère historique d’autant plus remarquable que les deux pays ont longtemps été considérés comme rivaux au sein du Cône Sud. Kirchner l’a rappelé, en déclarant : « Il y a eu dans le passé des dirigeants politiques argentins qui parlaient beaucoup d’intégration, mais qui pratiquaient une lutte mesquine pour le leadership. […] Il n’y aura plus désormais aucune sorte d’accord bilatéral avec les États-Unis. Tout accord qui sera signé le sera au nom du Mercosur. » Dans son bras de fer avec Washington, qui voudrait voir le Mercosur dilué dans la ZLEA, Lula vient ainsi de recevoir un soutien de poids. Il pouvait déjà compter sur celui du Venezuela et de l’Équateur, mais ils ne sont pas membres du Mercosur.
Alors qu’on le croyait timide et inexpérimenté, Kirchner a rapidement fait la preuve de sa fermeté et de sa détermination. Dans le discours comme dans l’action. Côté discours, il n’a pas hésité à déclarer à Colin Powell, venu le rencontrer à Buenos Aires la veille de son départ pour Brasilia, que la renégociation de la dette se fera davantage au détriment des créanciers que de la population, ni à affirmer publiquement qu’il ne se laisserait pas imposer « les recettes lamentables ou désastreuses » du FMI. Côté action, il n’a pas perdu de temps non plus. Pour affirmer son autorité, il s’est lancé dans une offensive contre la Cour suprême, totalement discréditée aux yeux de la population depuis que Menem a modifié sa composition à son avantage et qu’elle l’a remis en liberté alors qu’il avait été assigné à résidence en 2001 pour son implication dans un trafic d’armes avec la Croatie et l’Équateur. Mais son plus beau geste reste incontestablement l’annonce faite, le jour même de son investiture, d’une vaste épuration au sein du commandement suprême des forces armées, largement compromis avec l’ancienne dictature (1976-1983). Pas moins de 75 % des généraux de l’armée de terre et 50 % des hauts responsables de la marine et de l’armée de l’air ont ainsi été mis à la retraite. « Les militaires doivent se sentir engagés avec l’avenir, pas avec le passé », a-t-il déclaré, après avoir rendu un vibrant hommages aux « camarades victimes de la dictature ».
La presse argentine avait émis l’idée que Colin Powell était venu à Buenos Aires pour savoir si Kirchner ressemblait à Chávez, ou plutôt au Chilien Ricardo Lagos (social-démocrate). On ignore l’impression qu’il en a retirée. Mais il a certainement pu constater que c’en était fini des « relations charnelles » avec les États-Unis.

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