Kadhafi lâche-t-il l’Afrique ?

Beaucoup d’interrogations, au sud du Sahara, après le limogeage d’Ali Triki et la suppression du ministère de l’Union africaine.

Publié le 30 juin 2003 Lecture : 5 minutes.

Sa dégaine nonchalante et sa voix rocailleuse faisaient presque partie du décor. Respecté par certains et redouté par d’autres, Ali Abdessalam Triki (65 ans) était, depuis bien longtemps, une figure majeure de la scène diplomatique africaine. Annoncé le 14 juin (voir J.A.I. n° 2215), son départ du ministère libyen de l’Union africaine va laisser un vide. C’est en tout cas, avec celui de M’barek Echamekh, le Premier ministre, l’élément marquant du récent remaniement ministériel à Tripoli : le « monsieur Afrique » de Mouammar Kadhafi était l’un des derniers dinosaures de la Révolution libyenne.
Natif de la ville de Misurata, il a 38 ans quand, en 1976, le Guide de la Jamahiriya en fait son ministre des Affaires étrangères. Par la suite, il représentera son pays auprès des Nations unies, à New York, auprès de la Ligue arabe, au Caire. Quand Kadhafi se met à rêver tout haut des États unis d’Afrique, Triki est ambassadeur à Paris, où il s’efforce de régler le lourd contentieux franco-libyen. Omar el-Mountasser, le talentueux chef de la diplomatie, étant atteint d’un cancer et Boudjemaa Fezzani, le secrétaire à l’Unité africaine, traversant une période de disgrâce, c’est à lui que, en 1999, le Guide confie le nouveau ministère chargé de mener à bien l’union du continent. Autrement dit, de faire aboutir l’idée d’une fédération de pays dotée d’une Constitution, d’un gouvernement et d’une armée communs. Quatre ans plus tard, après avoir alterné succès et déboires, Triki quitte à nouveau le gouvernement. Certains expliquent son départ par ses ennuis de santé : il doit se rendre fréquemment en Europe pour y subir des examens médicaux. D’autres par sa (récente) phobie des vols long-courriers. Selon toute apparence, l’explication est ailleurs.
En quatre ans, Triki s’était attiré de nombreuses inimitiés chez ses collègues africains. « Il avait une fâcheuse tendance à croire qu’il dirigeait la diplomatie des pays membres de la Cen-Sad [Communauté des États sahélo-sahariens, qui regroupe une vingtaine de pays autour de la Jamahiriya, ndlr]. Il agissait comme si nous étions de simples faire-valoir », témoigne l’un d’eux. Son limogeage traduit-il un changement d’orientation de la politique africaine de Kadhafi ? La réponse est probablement négative.
En fait, sa disgrâce était perceptible depuis déjà plusieurs mois. D’abord, en raison d’un certain nombre d’échecs de la diplomatie libyenne sur le continent – qui ne lui étaient pourtant pas tous directement imputables. Dans les instances de l’OUA, puis de l’Union africaine, la plupart des propositions de Triki ont été soit rejetées purement et simplement, soit renvoyées à des jours meilleurs. C’est notamment le cas du choix de Syrte comme siège permanent du Parlement africain – une véritable obsession Kadhafienne… Le Guide en a sans doute ressenti quelque agacement. Mais le différend le plus sérieux entre les deux hommes concerne la prochaine élection du président de la Commission de l’UA, le 10 juillet, à Maputo. Le soutien de Kadhafi à la candidature d’Alpha Oumar Konaré, l’ancien président malien, est un secret de polichinelle. Triki, en revanche, faisait discrètement campagne pour Amara Essy, l’ancien chef de la diplomatie ivoirienne.
Triki savait que ses jours étaient comptés depuis un incident survenu pendant le dernier sommet France-Afrique, à Paris, au mois de février. Lors d’une séance à huis clos, Ange-Félix Patassé, le président centrafricain, cible de mutineries à répétition dans son pays, avait demandé la parole pour remercier tous ceux qui lui avaient apporté leur soutien. Il avait cité tout le monde, de Kofi Annan à Jacques Chirac en passant par son « frère » Idriss Déby, en omettant soigneusement Kadhafi, sans doute pour ne pas indisposer la France, puissance invitante. C’était assez mal venu, la Libye n’ayant pas ménagé son appui à Patassé, lui dépêchant sans compter armes, hommes et avions. Furieux, Triki avait quitté la salle.
Quelques heures plus tard, croisant Patassé dans un couloir du Palais des Congrès, où se tenait la réunion, il l’avait averti que le Guide était déjà informé de son impair et qu’il ne perdait rien pour attendre, les deux hommes devant se retrouver quelques jours plus tard à Niamey, dans le cadre d’un sommet de la Cen-Sad. Or, dans la capitale nigérienne, Kadhafi multipliera curieusement les bons procédés à l’adresse de Patassé. Au grand dam de Triki.
Le départ du ministre était donc programmé. L’intéressé s’en était d’ailleurs ouvert à plusieurs de ses collègues lors du dernier Conseil exécutif de l’UA, le 21 mai à Sun City, en Afrique du Sud. Reste à savoir à quoi correspond la disparition de son département. Célèbre pour ses brusques changements de cap – chez lui, le désamour n’est jamais très éloigné du coup de foudre -, Kadhafi aurait-il décidé de lâcher l’Afrique ? Apparemment, on s’en inquiète dans certaines capitales subsahariennes. « Rien n’est plus inexact, proteste- t-on à Tripoli. Nous n’oublierons jamais l’attitude des Africains à notre égard, à l’époque où nous étions injustement frappés par des sanctions onusiennes. Leur solidarité a largement compensé l’indifférence des pays arabes. » Qu’en est-il vraiment ?
Seule certitude, le ministère de l’Union africaine a, en tant que tel, disparu. Mais Abderrahmane Chelgham, le chef de la diplomatie libyenne, est désormais flanqué de quatre secrétaires adjoints. Dans l’ordre protocolaire : Mokhtar Ali Ganas, chargé des relations avec l’UA, Hassouna Chaouich (Culture et Communication), Mohamed Tahar Seyala (Coopération internationale) et Ousmane Madi (Affaires maghrébines). La personnalité et le parcours de Mokhtar Ali Ganas prouvent, s’il en était besoin, que l’Afrique reste prioritaire aux yeux du Guide.
Parfait anglophone, Ganas, la cinquantaine à peine entamée, a longtemps été le numéro deux des services secrets, que dirige Moussa Koussa, autre grand spécialiste du continent. Proche de Kadhafi, il passe pour l’un de ses meilleurs « africanistes ». Et il est le plus souvent associé aux discussions entre responsables de la Jamahiriya sur les dossiers épineux, comme le Liberia, les relations avec le Tchad ou les affaires de la Cen-Sad. Certes, c’est Chelgham qui occupera désormais le devant de la scène et représentera son pays lors des réunions de l’UA, mais c’est Ganas qui traitera les grands dossiers du moment. Deux des grands artisans de la politique africaine de Kadhafi restent par ailleurs à leur poste : Moussa Koussa, cité plus haut, et Béchir Saleh, l’inamovible directeur de cabinet du Guide.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires