Guerre de tranchées

Le processus d’adhésion à l’Europe remet directement en question la toute-puissance de l’armée. Qui ne l’entend pas de cette oreille.

Publié le 30 juin 2003 Lecture : 7 minutes.

C’est une guerre. Une vraie. Mais une guerre d’usure, dont les militaires turcs, alliant duplicité ottomane et stratégie à la chinoise, possèdent le secret. Fins manoeuvriers, ils s’appuient sur tous leurs relais d’opinion, agitent des leurres, sèment le doute, face à un gouvernement auquel ils vouent une haine viscérale. Soupçonné, malgré ses incessantes dénégations, d’islamisme rampant, le Parti de la justice et du développement (AKP) s’emploie, dans l’intérêt du pays, mais avant tout pour son propre salut, à faire adopter les réformes sans lesquelles le rêve d’intégration à l’Union européenne (UE) ne serait qu’un songe creux.
Or c’est justement là que le bât blesse : une adhésion à l’UE contraindrait les militaires à céder la réalité du pouvoir à un gouvernement jusque-là placé sous leur contrôle. Que le dernier point de friction en date soit le sixième train de réformes destinées à mettre la législation du pays en conformité avec les « critères démocratiques de Copenhague » n’est donc pas un hasard. Cet ensemble législatif a été adopté par le Parlement le 19 juin (voir éclairage ci-dessous), mais au prix d’une crise ouverte qui contraste avec l’attentisme des mois précédents.
Dès le 29 mai, le général Büyükanit, le numéro deux des forces armées, faisait connaître la position de ses pairs. L’armée, assurait-il, est favorable à l’entrée de la Turquie dans l’UE (aller à l’encontre du souhait de 80 % de la population eût été malvenu !), mais pas à n’importe quel prix. Et de poser les conditions : « Nous ne permettrons jamais aux fondamentalistes [islamistes] et aux terroristes [kurdes] de profiter de la candidature européenne pour réaliser leurs objectifs archaïques et séparatistes. » On ne saurait mieux définir les principes sur lesquels l’armée s’est arc-boutée depuis la fondation de la République en 1923 : laïcité et intégrité territoriale.
Or, depuis sa victoire aux législatives de novembre 2002, l’AKP s’est fait morigéner chaque fois qu’il a été pris en flagrant délit de déviance. Tantôt au sein du Conseil national de sécurité (MGK), l’organe suprême où les militaires siègent au même titre que les responsables civils. Tantôt sur fond de rumeurs distillées dans les journaux. Tantôt via les relais de « l’État profond » (terme qui désigne la haute administration, la justice et les militaires), comme le Bureau de l’enseignement supérieur ou le Bureau des élections.
Première pierre d’achoppement : ce que la presse, qui flirte volontiers avec les sensations fortes, a appelé « l’embrouille du türban ». Le port du foulard islamique (voir encadré) est interdit dans les universités et les administrations. A fortiori au sommet de l’État. D’où la fureur du président de la République, Ahmet Necdet Sezer, lorsque, le 19 novembre 2002, il a été salué, à l’aéroport, avant son départ pour le sommet de l’Otan à Prague, par le président (AKP) du Parlement, accompagné de son épouse… voilée.
Depuis, tous les tenants de la laïcité sont en état d’alerte. La Cour constitutionnelle a réaffirmé le principe intangible de l’interdiction du türban dans les lieux publics. Le président du YÖK, le puissant Bureau de l’enseignement supérieur, a fait savoir que « la question est close et ne sera jamais rediscutée ». Résultat : en janvier, le gouvernement a dû renoncer à amnistier les étudiantes exclues de l’université pour avoir arboré cette coiffe, après une sévère mise en garde du général Özkök, le chef des forces armées.
Puis, le 23 avril dernier, survint l’épisode de la « Fête des enfants ». Ayant appris que l’épouse « enturbannée » du président du Parlement les accueillerait à cette réception, le président de la République, les membres de l’état-major et le chef de l’opposition Deniz Baykal la boycottèrent. Cette rebuffade semble avoir dissuadé le gouvernement de proposer des assouplissements dans ce domaine, du moins dans un avenir proche.
Mais le combat se poursuit sur d’autres fronts. Sur celui de l’enseignement, par exemple. Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan souhaitait accorder « une plus grande autonomie aux universités ». Entendez : retirer au très laïc YÖK (où siège un représentant de l’état-major) les moyens de nommer directement les doyens et les recteurs. « Le gouvernement devra mesurer toutes les conséquences de ses actes », a prévenu le président du YÖK. Les prochaines dicussions promettent d’être rudes…
D’ores et déjà, le gouvernement s’est vu infliger un sérieux camouflet par la Cour constitutionnelle, qui, le 10 mai, a suspendu son texte abaissant l’âge de la retraite des fonctionnaires de 65 ans à 61 ans. Erdogan a précisé que 29 % des nominations effectuées depuis novembre dernier avaient été rejetées par le président de la République, contre 6 % sous le précédent gouvernement. Manière un peu candide d’avouer que la situation échappe à son contrôle…
En ce qui concerne l’institution militaire elle-même, la situation est plus nette encore. En janvier, Abdullah Gül, alors Premier ministre, avait suggéré que les révocations au sein de l’armée prononcées par le Conseil militaire suprême soient susceptibles d’appel. Réponse du général Özkök : cette mesure violerait la Constitution. Accusant le gouvernement « d’encourager les visées réactionnaires », il a averti que l’armée lutterait pied à pied contre toute tentative d’infiltration.
À l’évidence, les turbulences de la guerre en Irak avaient incité les militaires turcs à ménager provisoirement l’AKP. Cette période est révolue. À preuve, la crise déclenchée par le sixième train de réformes « européennes ». Le 23 mai, un journaliste-vedette du quotidien Cumhuriyet, Mustafa Balbay, révèle que « les jeunes officiers » éprouvent un « malaise » à l’égard de certains aspects du projet. Le « hasard » faisant bien les choses, son article paraît à quelques jours de l’anniversaire du coup d’État du 27 mai 1960, qui se déroula à l’instigation de jeunes gradés impatients et se conclut par la pendaison du Premier ministre Adnan Menderes… Au même moment, plusieurs journaux révèlent que le général Kilinç, secrétaire général du MGK, a adressé au Premier ministre une lettre dans laquelle il exprime ses objections.
Les points de friction ? La suppression de l’article 8 de la loi antiterroriste, susceptible « d’affaiblir la lutte contre le séparatisme » kurde ; la fin de la présence des militaires dans le Haut Conseil de la radiotélévision ; la diffusion d’émissions en kurde sur des chaînes privées, qui rendrait les contrôles plus difficiles à exercer ; enfin, la présence d’observateurs étrangers lors des élections, jugée humiliante pour un pays souverain.
Pendant qu’Erdogan s’emploie à minimiser les tensions, le général Özkök boit du petit-lait. Le 27 mai, il donne une conférence de presse en omettant d’inviter les journalistes d’obédience « islamiste ». Là, il dément les rumeurs de coup d’État et nie que l’armée soit divisée entre « faucons » brûlant d’en découdre avec le pouvoir civil et paisibles « colombes ». Mais il précise que les forces armées « s’inquiètent » de la nomination à des postes sensibles de personnes proches des milieux islamistes, avant de reprocher à l’UE de ne pas avoir inscrit le Kadek (le parti séparatiste kurde, ex-PKK) sur sa liste des « organisations terroristes ».
S’il n’est pas exclu que des sensibilités différentes puissent s’exprimer au sein de l’armée – mais alors, dans le secret le plus absolu -, il semble que l’alternance des déclarations plutôt rassurantes de la part du général Özkök – qui passe pour un « modéré » – et celles, plus réactionnaires, du général Kilinç, réponde à une répartition des rôles purement tactique et soigneusement mise en scène. Il importe aujourd’hui plus que jamais à cette institution d’enrayer l’érosion de son influence, due notamment à la fin de la guerre civile au Kurdistan (qui fit plus de trente mille victimes entre 1984 et 1999) et à l’attrait croissant de la population pour le modèle européen.
Provisoirement, le calme est revenu. Le 11 juin, le Premier ministre et le chef des forces armées ont finalement décidé que le sixième train de réformes pouvait être transmis au Parlement. Seule l’une de ses dispositions, autorisant l’ouverture de salles de prière dans des immeubles d’habitation, a été retirée. Le gouvernement a eu beau jeu d’invoquer le respect dû aux religions non musulmanes (les églises évangélistes, par exemple, font de nombreux adeptes au Kurdistan), les tenants de la laïcité n’ont pas été dupes de la manoeuvre.
Le 19 juin, donc, les députés ont adopté l’ensemble des textes proposés à l’exception de la disposition prévoyant la présence d’observateurs étrangers lors des scrutins. Il est vrai que les réticences de l’armée ont facilement trouvé un écho parmi les députés, la pratique des élections libres n’étant guère contestée depuis 1946.
Le lendemain, Erdogan pouvait, le coeur plus léger, partir pour Thessalonique, où il était l’hôte du sommet de l’UE. Ce vote tombait à point nommé pour convaincre les Quinze des progrès réalisés par la Turquie (l’ouverture de négociations d’adhésion lui a été promise pour décembre 2004), et pour influencer favorablement la Commission européenne, qui prépare un rapport sur la démocratisation du pays pour la fin du mois de septembre.
Deux inconnues demeurent. La première porte sur l’application réelle de ces réformes. La seconde, sur la façon dont les suivantes seront accueillies. Elles devraient en effet concerner deux domaines ultrasensibles. Tout d’abord, la composition du MGK, dont le secrétaire général, qui en est la cheville ouvrière, serait dorénavant un civil. Ensuite, le contrôle, par le Parlement, des dépenses militaires. Autant d’enjeux qui pourraient provoquer bien plus qu’une tempête dans un verre de thé. Le processus de démocratisation préalable à une intégration européenne remet directement en question la mainmise de l’armée sur la vie publique. Nul doute que la garde, habituée à régner sans partage depuis des décennies, ne se rendra pas sans combattre.

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