Rapprochement Éthiopie-Érythrée : « C’est un virage à 180 degrés, mais la route est encore longue »
Le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, et le président érythréen, Issayas Afeworki, ont officialisé dimanche la reprise des relations diplomatiques entre leurs pays, en attendant de régler concrètement les conflits frontaliers qui restent en suspens. Ahmed Soliman, spécialiste de la Corne de l’Afrique, analyse les conséquences de ce rapprochement.
Les rues d’Asmara, où s’étaient massés plusieurs milliers de personnes ce dimanche 8 juillet, arboraient les drapeaux de l’Éthiopie et de l’Érythrée pour accueillir le Premier ministre Abiy Ahmed. Des images surréalistes, alors qu’un contentieux frontalier mine les relations entre les deux pays depuis plus de vingt ans.
En signant une déclaration commune qui met officiellement « fin à l’état de guerre » entre les deux pays, les deux dirigeants ont ouvert la voie à une réconciliation durable. Ahmed Soliman, spécialiste des pays de la Corne de l’Afrique pour le think tank britannique Chatham House, analyse les implications politiques et économiques de cette visite historique.
Jeune Afrique : Quel bilan peut-on tirer de cette visite et des annonces qui ont été formulées ?
Ahmed Soliman : Symboliquement, ce qu’il vient de se passer à Asmara est extrêmement important. Parler de paix entre l’Éthiopie et l’Érythrée mène souvent à une certaine simplification de la situation. Ces deux pays ont plus de deux décennies de conflits à surpasser. Cela laisse inévitablement des traces.
Ce qu’il faut retenir ce n’est donc pas simplement le fait que « l’état de guerre entre les deux pays » soit arrivé à sa fin, mais bien les mesures concrètes qui ont été prises. Le fait que l’Éthiopie et l’Érythrée renouent leurs relations diplomatiques, rétablissent le trafic aérien, facilitent l’accès au port, cela pourrait avoir un impact régional, à l’échelle de la Corne de l’Afrique.
Nous savons désormais que les deux leaders sont capables de discuter l’un avec l’autre
La déclaration conjointe, signée à l’issue de la visite, précise que « les décisions frontalières seront mises en oeuvre ». Peut-on parler de « rapprochement », tant que ces litiges n’ont pas été résolus ?
C’est un virage à 180 degrés, mais la route est encore longue sur le dossier des frontières. De nombreux contentieux subsistent encore. Viendra le moment où il faudra trancher, attribuer des villes à l’Érythrée, d’autres à l’Éthiopie et cela créera forcément des divisions et des résistances de communautés locales. Cela ne sera pas simple. Aujourd’hui, nous savons néanmoins que les deux leaders sont capables de discuter l’un avec l’autre.
Régler la question des frontières, cela peut-il affaiblir politiquement Abiy Ahmed ?
Sur cette question, les Tigréens seront des acteurs importants. Certaines réticences se manifestent déjà de la part du Front de libération du peuple du Tigray [FLPT, parti membre de la coalition au pouvoir en Éthiopie, ndlr], qui a insisté sur le fait que le gouvernement fédéral devait préserver la souveraineté de ces populations du nord, à la frontière avec l’Érythrée.
Il faudra que le dialogue soit réellement inclusif en Éthiopie
Si le pouvoir n’y prête pas une attention particulière, il risque de se compliquer la tâche, dans la mesure où le FLPT se sent déjà marginalisé au sein de la coalition. Il faudra que le dialogue soit réellement inclusif en Éthiopie. À ce titre, la délégation éthiopienne qui s’est rendue en Érythrée dimanche 8 juillet n’était pas très représentative de la frange tigréenne.
Quels bénéfices l’Éthiopie peut-elle tirer de ce rapprochement avec l’Érythrée ?
C’est une des composantes d’une vaste entreprise régionale menée par l’Éthiopie, qui se tourne de plus en plus vers ses voisins, notamment pour faciliter son accès à la mer. Abiy Ahmed a d’ailleurs multiplié les déplacements dans la région, à la fois pour nouer ou conforter ses relations avec ses homologues de la Corne de l’Afrique, mais aussi pour faciliter les échanges. En mai, l’Éthiopie a pris des parts dans le port de Port-Soudan. Le pays est également présent à Djibouti et Berbera [au Somaliland, ndlr] et a prévu de s’impliquer dans le futur port de Lamu, au Kenya.
Si l’économie éthiopienne veut se développer, il faudra qu’elle se diversifie, exporte et donc, qu’elle accède à la mer
D’un point de vue économique, c’est dans cette dynamique qu’il faut analyser le rapprochement avec l’Érythrée. Si l’économie éthiopienne veut se développer, il faudra qu’elle se diversifie, exporte et donc, qu’elle accède à la mer. Le gouvernement sait que les Saoudiens et les Émiratis, très présents dans la Corne de l’Afrique, sont de potentiels partenaires commerciaux.
À l’évidence, il y a aussi la volonté pour Abiy Ahmed de se débarrasser d’une zone de tensions à sa frontière et de laisser un héritage politique en réalisant de réels progrès avec l’Érythrée.
N’est-ce pas risqué pour le président Issayas Afeworki de s’engager pleinement dans un processus de réconciliation avec l’Éthiopie ?
Je suis sûr que le risque a été calculé par le président Afeworki. Les sanctions, renouvelées chaque année, vont peut-être enfin pouvoir être levées si le dialogue se poursuit dans de bonnes conditions. Le risque sécuritaire va disparaître et il sera intéressant de voir si cela entraîne un changement de mode de gouvernance en Érythrée, dans la mesure où Afeworki avait fait de la menace éthiopienne un des arguments phares de sa politique. Il y aura forcément des ajustements.
En facilitant la circulation des personnes, l’accès aux ports, l’amélioration relative de la situation économique du pays, les choses vont forcément changer. Reste à savoir comment s’adaptera le pouvoir d’Issayas Afeworki.
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