[Chronique] Tunisie : « Droit de la famille » contre libertés individuelles

En coulisses, ils fourbissaient leurs armes depuis des semaines. Rongeaient leur frein depuis des mois. Préparaient leurs argumentaires fallacieux depuis des années…

Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis. Les femmes représentent 62% des étudiants… mais 41,9% des diplômées du supérieur sont au chômage. © Francesca Oggiano/INVISION-REA

Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis. Les femmes représentent 62% des étudiants… mais 41,9% des diplômées du supérieur sont au chômage. © Francesca Oggiano/INVISION-REA

  • Frida Dahmani

    Frida Dahmani est correspondante en Tunisie de Jeune Afrique.

Publié le 18 juillet 2018 Lecture : 3 minutes.

Les revoilà, les ennemis de l’État civil tunisien et de la différence, sortis du bois une fois le rapport de la Commission liberté et égalité (Colibe) présenté au public.

Rien de bien surprenant : ces ultras, défenseurs de la charia, que l’on croyait disparus avec l’adoption de la Constitution en 2014, se tenaient en réalité en embuscade. À Ghardimaou, par exemple, sous le nom d’Okba Ibn Nafaâ, une katiba d’Aqmi en Tunisie. Laquelle a qualifié l’attaque contre une unité de la garde nationale dimanche 8 juillet de « victoire de la charia ».

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« Les appels à manger publiquement pendant le ramadan, les droits donnés aux homosexuels et les dispositions de la Colibe représentent une provocation évidente pour les sentiments des musulmans », écrivent les terroristes, comme s’ils pouvaient sonder les cœurs et les reins des croyants.

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L’offensive contre les droits humains est lancée. Toute avancée non agréée par les lois divines est jugée licencieuse. Les « apostats » sont nombreux : intellectuels, élite, journalistes, politiques.

Les libertés individuelles, en comparaison avec les libertés publiques et les droits politiques, sont sous-valorisées dans les pays arabo-musulmans. Elles dérangent. Comme si, pour garantir son unité, la société devait se prémunir contre le danger de l’individu, qu’elle phagocyte pour mieux en effacer les aspérités.

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Le credo conservateur, on ne peut qu’en faire le constat, a fini par imposer l’idée que la personne n’est pas une valeur en soi au regard du collectif, de la société tunisienne ou même de l’utopique Oumma.

Pour une société qui ne reconnaît l’individu que s’il est assujetti, les libertés restent une menace

« L’individu, qui est à l’origine de la cité, a des droits naturels dont le citoyen est le gardien en tant que titulaire de la souveraineté et en tant que sujet de droit », affirme le juriste Slim Laghmani. Dans les faits, cela ne va pas de soi : la citoyenneté en Tunisie, et par là même les libertés individuelles, a historiquement relevé de la volonté des décideurs, qui pensaient qu’octroyer des droits comme on accorde un privilège suffisait à faire de sujets des citoyens.

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La Constitution de 1959 comme celle de 2014, ainsi que le code du statut personnel (CSP) adopté en 1957, ont certes donné des droits à des personnes, dont les femmes. Mais pour une société qui ne reconnaît l’individu que s’il est assujetti, les libertés restent une menace.

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Aussi, les propositions de la Colibe font l’effet d’une provocation. Alors que leur vocation initiale était d’harmoniser les lois en vigueur avec les principes d’égalité et de libertés individuelles inscrits dans la Constitution et dans les conventions internationales. C’est déjà trop pour les réactionnaires de tous bords. Ceux-là mêmes qui s’offusquent qu’on coupe les mains des voleurs dans les pays qui appliquent à la lettre la charia mais qui défendent ardemment une forme de « génocide social » consistant à nier les droits des femmes et conduisant, de fait, à leur effacement symbolique.

Les recommandations de la Ligue arabe nient tous droits à la femme et à l’enfant, et tendent à conserver la suprématie du chef de famille

Seulement, les réactionnaires savent aussi que la société a horreur du vide et qu’il leur faut sauver les apparences d’une Tunisie admirée dans le monde pour sa volonté de promotion des droits humains. La parade est toute trouvée ; aux droits humains, ils préfèrent le droit de la famille. Sous couvert de développement durable, des propositions en ce sens ont circulé lors de la conférence préparatoire du Sommet arabe de la famille de novembre 2018, qui s’est tenue à Tunis les 21 et 22 juin sous l’égide de la présidence tunisienne et a été inaugurée par le chef du gouvernement, Youssef Chahed.

« Les recommandations de la Ligue arabe sur les droits de la famille nient tous droits à la femme et à l’enfant, et tendent à conserver la suprématie du chef de famille sans toutefois définir la famille mais en sous-entendant la préservation du patriarcat. La déclaration de Tunis sur les droits de la famille ira dans ce sens », alerte le défenseur des droits de l’enfant, le docteur Moez Cherif, dénonçant le double langage des responsables tunisiens.

Quelle cohérence entre le projet de la Colibe, initiative présidentielle, et l’appui du gouvernement aux recommandations de la Ligue arabe ? Les égalités et les libertés, noyées dans un débat public houleux, risquent d’être sacrifiées en catimini au nom du consensus politique.

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