Zenawi a-t-il perdu son pari ?

L’homme fort du pays voulait faire d’une pierre deux coups : donner des gages démocratiques à la communauté internationale en organisant des législatives transparentes, et les gagner. Mais l’opposition ne l’entend pas de cette oreille.

Publié le 30 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

Lorsque la préparation du scrutin législatif du 15 mai 2005 vient à l’ordre du jour à l’été 2004, les dirigeants éthiopiens se divisent. Arc-boutée sur le sacro-saint « centralisme démocratique » qui domine depuis des lustres, la grande majorité récuse des élections « libres et équitables ». Les recettes utilisées cinq ans auparavant – répression de l’opposition, entière mobilisation de la toute puissance du Parti-État, si nécessaire pressions et fraudes en tout genre – avaient réussi : douze députés d’opposition dans un Parlement de 547 membres.
Mélès Zenawi, Premier ministre en titre et maître du pays en fait, est l’un des seuls à parier qu’il réussirait à faire coup double. D’une part, donner aux pays riches les gages « démocratiques » qu’ils commencent à exiger. D’autant qu’ils ont besoin d’eux. Or même les « bonnes » années, au moins dix millions d’Éthiopiens ne survivent que grâce à l’assistance internationale ; sans investissements étrangers, aucun travail en vue pour les millions de chômeurs urbains. D’autre part, gagner haut la main les élections. Sa conviction ? Il faudra accepter une poussée de l’opposition dans les villes, mais l’assise du pouvoir, ces campagnes où vivent 85 % des Éthiopiens, restera inexpugnable.
Zenawi impose donc de concéder à ses adversaires un espace minimal, rigoureusement balisé et verrouillé. Il accepte la venue d’observateurs internationaux, mais le Bureau national électoral, maître d’oeuvre du scrutin, dont l’indépendance doit garantir la liberté électorale, restera à sa main. En coulisse, des manoeuvres bureaucratiques et juridiques biaiseront la mise en oeuvre des grands principes démocratiques, publiquement affichés. Le Parti-État subira ses énièmes purges. Surtout, la démultiplication de ses structures jusqu’au niveau du hameau d’une cinquantaine de familles resserrera encore le contrôle sur les campagnes.
L’opposition a annoncé le gain d’un peu plus de deux cents sièges. Elle rafle toute la mise à Addis-Abeba et dans la totalité des villes d’importance, hormis le Tigré, le bastion régional dont Zenawi est parti pour renverser la précédente dictature militaro-socialiste en 1991. La plupart des ministres sont laminés. Le soir du vote, Mélès Zenawi décrète une sorte d’état d’urgence : toute manifestation est interdite pendant un mois, les forces armées et de sécurité ne relèvent que de lui. Le même jour, la coalition au pouvoir, l’Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front (EPRDF), crée un fait accompli en proclamant sa victoire contre toute évidence : le dépouillement est à peine entamé.
Personne n’imaginait que la Coalition pour l’unité et la démocratie (CUD) réussirait en quelques mois une percée fulgurante. Elle domine les débats dans les médias publics audiovisuels – une grande première – et organise à Addis- Abeba le plus grand rassemblement populaire jamais vu – plus d’un million de personnes. Forgé seulement en novembre 2004, cet agglomérat de quatre organisations réunit des représentants des élites urbaines – intellectuels et milieux d’affaires – autour de la vieille opposition amhara. Son aile extrémiste, « unioniste », ne rêve que d’abolir le fédéralisme à base ethnique, mettre l’Érythrée à genoux et par-dessus tout déloger des leviers de commande « l’usurpateur » tigréen – 7 % des Éthiopiens. Elle prend le pas sur son allié « fédéraliste », l’United Ethiopian Democratic Forces (UEDF), une coalition de quinze partis dont onze à base ethnique, qui a pour assise le tiers sud-est du pays, où vit plus de la moitié de la population.
La seconde énorme surprise est venue des campagnes. Pour la quasi-totalité des « spécialistes », confinés dans les villes, elles sont irrémédiablement acquises au pouvoir. Comment ne lui seraient-elles pas reconnaissantes de la priorité donnée pendant quatorze ans à leur « développement » : routes, écoles, centres de santé, vulgarisation technique, engrais, semences sélectionnées ? Les paysans auraient-ils d’autre choix que de se soumettre à un pouvoir qui leur délivre ses services de façon discrétionnaire et peut arbitrairement les évincer de leur lopin de terre, propriété d’État ? « Faites ce que le pouvoir vous dit de faire si vous voulez survivre » est leur immémoriale ligne de conduite. Enfin, n’ont-ils pas de tout temps obéi au pouvoir en place parce qu’il est l’émanation sur Terre de la souveraineté divine ?
Les campagnes n’étaient que soumises au joug du régime de Mélès. Il y manquait toujours de légitimité. Sous les ordres d’une pléiade de petits chefs locaux devenus insatiables, le fardeau du travail obligatoire et du prélèvement de contributions « volontaires » pour le « développement » était devenu insupportable : même les plus pauvres d’un des pays les plus pauvres au monde sont obligés d’y consacrer l’équivalent de trois mois de travail par an. Ce « développement », ils jugent l’avoir eux-mêmes payé et bâti. Le revenu annuel moyen dans les zones rurales n’a pas retrouvé son niveau des dernières années du règne d’Haïlé Sélassié. Les nombreux enfants d’un paysan ne pourront ni succéder à leur père, faute de terres disponibles – la superficie moyenne d’une exploitation est inférieure à 1 hectare -, ni espérer trouver le moindre travail en ville.
Quand les premiers militants de l’opposition apparaissent sur les marchés des villes ou même sillonnent les campagnes, des paysans voient « un nouveau pouvoir sans arme oser critiquer le pouvoir armé ». C’est la stupéfaction et l’affolement. Au vu de l’Histoire, « il ne peut pas y avoir deux pouvoirs en même temps sans qu’ils entrent en guerre ». Puis vient un constat : le pouvoir ne pouvant être qu’absolu ou moribond, « Dieu nous indique qu’il a fait son temps ». Il perd son arme suprême : sa sacralisation. La masse des paysans en tire une conséquence logique. Choisir entre deux pouvoirs est inconcevable, d’autant qu’elle ignore tout du programme du nouveau venu ou, au mieux, n’en escompte rien d’autre que de le voir marcher dans les pas de son prédécesseur. Son impératif est de rallier le camp du vainqueur pour assurer l’essentiel : sa survie.
La surprise majeure est alors l’absence totale du Parti-État. Pendant des mois, il ne réagit pas à la campagne de l’opposition sur le terrain. Ce suicide politique n’a qu’une explication : son arrogance et son aveuglement, conséquences d’un « centralisme démocratique » qui ne génère plus que des ordres donnés du sommet à la base, unilatéral au point que l’information sur les réalités du pays ne remonte plus. À seulement trois semaines du scrutin, la machine d’État se met brutalement en route comme un rouleau compresseur : intimider les électeurs, surtout dans les campagnes, par une multitude de moyens, harceler l’opposition, emprisonner et parfois même assassiner ses militants, acheter des cartes de vote, chasser des observateurs des bureaux électoraux le jour du scrutin, opérer enfin le dépouillement avec une lenteur qui nourrit tous les soupçons. Mais le terrain perdu ne peut être reconquis.
Lorsqu’un régime totalitaire entrebâille une porte, la suite est impossible à prédire. La campagne a exacerbé la polarisation ethnique. Le pouvoir est allé jusqu’à accuser l’opposition de se préparer à agir vis-à-vis des Tigréens comme les Interahamwes avec les Tutsis. Le fossé entre villes et campagnes et/ou entre les secteurs les plus ouverts et les plus traditionalistes est béant. Les deux camps s’affirment vainqueurs. L’un tient l’appareil d’État, dont les fonctionnaires doivent leur emploi avant tout à leur loyauté politique, ainsi que l’armée et la police. L’autre, l’opposition, semble décidé à lancer une mobilisation populaire allant jusqu’à la désobéissance civique si on lui « vole la victoire ».
L’Éthiopie est sur le fil du rasoir, face à une alternative sans précédent dans son Histoire. Soit les deux camps cherchent un compromis pour sortir pacifiquement de l’impasse, par exemple en constituant un gouvernement de coalition, comme l’a proposé l’UEDF. Soit les durs l’emportent. L’EPRDF décide de passer en force. L’opposition exige la victoire, mais ne peut contrôler ses plus ardents supporteurs. L’ouverture démocratique esquissée pour ces élections se refermera. Le risque sera grand que l’Éthiopie renoue avec sa tradition : le pouvoir n’est qu’au bout du fusil.

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