[Tribune] Migrants, héros du monde globalisé ou « déchets humains » du village global ?
Bravoure, courage, sacrifice, engagement et don de soi pour un idéal font les contours de ce qui, historiquement et mythologiquement, évoque le héros.
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Thierry Amougou
Economiste, Professeur à l’Université catholique de Louvain. Dernier ouvrage publié : Qu’est-ce que la raison développementaliste ? Academia, 2020
Publié le 18 juillet 2018 Lecture : 4 minutes.
Cependant, malgré les qualités intrinsèques aux héros, la conjoncture historique est importante : non seulement l’état du monde qui détermine la possibilité d’un comportement héroïque, mais aussi, l’air du temps qui donne un statut aux actes posés et à ceux qui les posent. À titre d’exemple, Charles de Gaulle ne pouvait devenir un héros en France sans l’opportunité historique que l’occupation de son pays par les nazis lui offrit, permettant à ses qualités intrinsèques de s’exprimer. Cette interaction entre temps historique et qualités intrinsèques d’un homme se retrouve chez Winston Churchill en Angleterre pendant la deuxième Guerre mondiale, chez Simon Bolivar dans les indépendances latino-américaines puis chez Um Nyobè, Patrice Lumumba, Olympio, Kwame Nkrumah et biens d’autres dans la conquête du droit pour l’Afrique de disposer d’elle-même dès les années cinquante.
L’occurrence du héros et de l’héroïque exige donc des hommes d’exception servis par des conjonctures historiques exceptionnelles comme cadre stimulant l’expression de leurs qualités hors du commun. Quelles figures prennent le héros et l’héroïque aujourd’hui ? Qu’elle conjoncture participe à leur émergence ? Le grand hiatus que vit le XXIe siècle est que le monde globalisé comme conjoncture ambiante donne naissance à un héros paradoxal en ce sens qu’il prend la figure du migrant, statut que la mondialisation était censé rendre moins héroïque via l’idée d’un marché global où les hommes et les choses sont censées circuler librement.
S’extirper des zones d’extrême violence relève de l’exploit
Ce village planétaire supposé être son habitat préféré, c’est-à-dire le lieu où le migrant est comme un poisson dans l’eau, est devenu celui qui exige de lui de l’héroïsme à plus d’un titre. La hausse des inégalités et de la pauvreté suite aux politiques néolibérales dans de nombreux pays du Sud, fait de ceux qui migrent vers l’Europe des héros au sens où ils tentent de sortir de la gangue de la misère ambiante dans leurs pays. Prendre la décision de rallier l’Europe malgré les cas d’esclavages en Libye relève du courage. S’extirper des zones d’extrême violence relève de l’exploit. Emprunter des embarcations de fortune malgré leur forte propension à chavirer dans la méditerranée est de l’ordre du sacrifice. Quand bien même certains migrants africains sont sans-papiers dans un pays européen, c’est même parfois un acte héroïque qui leur permet d’acquérir la nationalité.
Les cas des Maliens Lassana Bathily ayant sauvé des juifs dans l’Hyper Cacher lors des attentats de 2015 et de Mamoudou Gassama ayant récemment sauvé la vie d’un enfant à Paris, sont ceux de dons de soi pour un idéal. Mais quel idéal ? Comment se fait-il que devenir Français, Américains ou Allemand redevienne salvifique alors que le monde global devait faire de la circulation et donc du migrant lambda un homme ou une femme n’ayant plus besoin d’être Français, Américain ou Allemand pour s’en sortir ? Comment est-ce que la mondialisation arrive à cette contradiction de faire du migrant un héros alors que la politique sous-jacente de libre entrée et de libre sortie des hommes et des choses exclut théoriquement de devoir être un héros pour s’en sortir dès lors qu’on circule ?
Chercher à vivre décemment ne devient-il pas un acte héroïque une fois que la mondialisation excelle dans la production massive des « identités meurtrières », de la pauvreté, des inégalités, des frontières et des violences ?
Alors que très souvent le héros se construit en opposition théorique et pratique avec la conjoncture historique qu’il traverse, le migrant comme héros du monde global est théoriquement en phase avec la mondialisation sur le plan de la circulation des choses et des hommes. Il s’ensuit que son héroïsme est (co)construit par ses actes et une injustice réelle dans la distribution des possibilités de mobilités entre riches et pauvres. Notre temps est celui d’un village global où un bateau de 629 migrants erre en haute mer pendant des semaines dans un monde où la mobilité devrait être une force et non une faiblesse. Du coup, ceux qui sauvent les migrants à la dérive et ceux qui les accueillent deviennent aussi des héros.
Ne sommes-nous pas dans un siècle en panne de politique humaine, c’est-à-dire d’un projet de vie où des hommes et des femmes n’ont plus besoin d’être des héros ou d’actes héroïques pour avoir droit à une vie digne ? Si vivre c’est migrer au quotidien entre des mondes, des imaginaires, des expériences, des identités et des espaces, chercher à vivre décemment ne devient-il pas un acte héroïque une fois que la mondialisation excelle dans la production massive des « identités meurtrières », de la pauvreté, des inégalités, des frontières et des violences qui transforment plusieurs d’entre nous en « déchets humains » ?
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