Non, cinq fois non à la Commission Blair !

Pour le directeur du Forum du Tiers Monde, l’initiative du Premier ministre britannique pour sortir l’Afrique de l’ornière ne fait que reprendre les préjugés banals d’une vision néolibérale mondialisée.

Publié le 30 mai 2005 Lecture : 8 minutes.

C’est le chanteur Bob Geldof, vieux routier de l’« aide au continent noir » et militant, depuis des lustres, pour l’effacement de la dette des pays africains, qui a soufflé l’idée au Premier ministre britannique. Il s’agit de se servir comme tremplin de l’actuelle présidence du G8 (le groupe qui représente les huit pays les plus riches de la planète – États-Unis, Japon, Allemagne, Royaume-Uni, Canada, France, Italie, Russie – et doit se réunir au mois de juillet prochain en Écosse) pour générer de nouvelles actions et propositions permettant de soutenir des programmes de développement en Afrique.
Saisissant l’idée au vol, Tony Blair a pris, en 2004, l’initiative de constituer, de son propre chef, une « Commission pour l’Afrique » de dix-sept membres*, qu’il a fait plancher sur toutes les entraves au développement de l’Afrique, les aides potentielles qui devraient y être privilégiées et les moyens qu’il faudrait aligner pour rendre ce continent plus puissant et plus prospère en l’arrachant aux guerres, aux famines, aux épidémies et à la pauvreté.
Résultat, après une année de travail : le rapport de 453 pages qui vient d’être publié, dont le secrétaire général de l’ONU a été le premier destinataire et qui doit servir de référence initiale aux débats que le Premier ministre britannique souhaite ouvrir à l’occasion des assises du prochain G8. Un rapport aussi ambitieux qu’il est déjà controversé, dans son mode d’élaboration tout autant que dans ses conclusions.

* Parmi lesquels seulement neuf Africains sélectionnés « à titre individuel », comme Benjamin William Mkapa, président de la Tanzanie, Mme Linah Mohohlo, gouverneur de la Banque du Botswana, William S. Kalema, homme d’affaires ougandais, ou le Dr Anna Kajumulo Tibaijuka, présidente du Conseil national des femmes de Tanzanie. Lesquels siègent en compagnie notamment de Tony Blair et Bob Geldof, entourés de Michel Camdessus, ancien directeur général du FMI, Nancy Baker, sénatrice du Kansas, et Gordon Brown, chancelier de l’Échiquier.

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1. Le titre trompeur de « Rapport de la Commission africaine » n’indique pas qu’il s’agit d’une initiative exclusivement britannique. Les membres africains de la Commission ont été désignés par Blair et ne représentent ni les autorités ni la société civile du continent. Le titre aurait dû être : « Rapport de la Commission Blair pour l’Afrique ».

2. Ce rapport isole l’Afrique subsaharienne de l’Afrique du Nord (conformément aux réflexes racistes de la Banque mondiale et de l’administration américaine), comme de l’Asie et de l’Amérique latine. Telle n’est pas la stratégie choisie par les forces progressistes en Afrique et par l’Union africaine (UA), qui, à juste titre, considèrent que les batailles pour l’annulation de la dette et la définition d’une stratégie alternative de développement mondial concernent l’ensemble des pays du Sud.

3. L’analyse développée dans ce rapport n’apporte rien de nouveau. Elle reprend à son compte les préjugés banals de la vision néolibérale mondialisée, telle qu’elle est formulée dans les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD). La question n’est jamais posée de savoir si ce n’est pas précisément cette option qui a été à l’origine des problèmes évoqués, de par les inégalités grandissantes qu’elle provoque et la pauvreté qu’elle génère.
La Commission Blair formule en conclusion de ses « réflexions » des recommandations qui, finalement, se réduisent au nombre de deux. La première reprend le sempiternel appel à l’augmentation de l’aide publique. Y a-t-il quelque raison de penser aujourd’hui que cet appel sera davantage entendu que par le passé ? La seconde concerne la dette.

4. Selon le discours dominant, toute la responsabilité de la dette incomberait aux pays emprunteurs, qui auraient fait preuve, en la matière, d’un comportement fautif (corruption, laxisme et incohérence des décideurs politiques, nationalisme outrancier, etc.). La réalité est tout autre. À l’origine d’une bonne partie des emprunts réalisés, on trouve en effet les politiques systématiques mises en oeuvre par les prêteurs. Ceux-ci ont cherché à placer des excédents de capitaux qui – du fait de la crise économique profonde des vingt dernières années – ne trouvaient aucun débouché dans l’investissement productif des pays riches ou chez ceux censés être en mesure de les recevoir. Il leur a donc fallu fabriquer des débouchés alternatifs factices pour éviter la dévalorisation de ces capitaux. Résultat : l’explosion des dépôts de capitaux « spéculatifs » à très court terme, ainsi que leur placement dans la « dette » du Tiers Monde et des pays de l’Est.
La Banque mondiale en particulier, à l’instar de nombre de grandes banques privées aux États-Unis, en Europe et au Japon, ainsi que d’autres firmes transnationales, porte une part de responsabilité majeure dont on ne parle jamais. La « corruption » s’est greffée sur ces politiques, avec la double complicité des prêteurs (Banque mondiale, banques privées, transnationales) et de responsables des États concernés du Sud et de l’Est. Un audit systématique des « dettes » s’impose donc en priorité. Il démontrerait sans doute qu’une grande partie des dettes en question sont juridiquement illégitimes.
Le poids du service de la dette est rigoureusement insupportable non seulement pour les pays les plus pauvres du Sud, mais même pour ceux qui ne le sont pas. Doit-on rappeler ici que lorsque, aux lendemains de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne fut condamnée à payer des réparations qui s’élevaient à 7 % de ses exportations, les économistes libéraux de l’époque avaient conclu que cette charge était insoutenable et que l’appareil productif de ce pays ne pourrait s’y « ajuster » ? Aujourd’hui, ce sont les économistes de la même école libérale qui n’hésitent pas à proposer « l’ajustement » des économies du Tiers Monde aux exigences du service d’une dette cinq ou parfois dix fois plus lourde !
En réalité, le service de la dette est aujourd’hui une forme de pillage des richesses et du travail des peuples du Sud (et de l’Est). Une forme particulièrement « juteuse » puisqu’elle est parvenue à faire des pays les plus pauvres de la planète des exportateurs de capitaux vers le Nord. Une forme particulièrement brutale, aussi, qui libère le capital des soucis et des aléas de la gestion des entreprises et de leur force de travail. Le service de la dette est dû, c’est tout. Il appartient aux États concernés (et non aux « prêteurs » capitalistes) de le prélever sur le produit du travail de leurs peuples.
Toutes les dettes ne doivent pas être mises dans le même sac. On les classera en trois catégories.
Les dettes indécentes et immorales :
Ce sont celles qui correspondent, par exemple, aux emprunts réalisés par le gouvernement de l’apartheid de l’Afrique du Sud pour ses achats d’armes destinés à faire face à la révolte populaire à laquelle il était alors confronté.
Les dettes douteuses :
Il s’agit d’emprunts, pour le moins suggérés par les puissances financières du Nord (Banque mondiale incluse), qui ont été rendus possibles par la corruption, tant du fait des créanciers que des débiteurs. La plupart de ces emprunts n’ont pas été investis dans les programmes qui en justifiaient l’octroi (le fait était connu des prêteurs complices), ce qui rend l’opération purement et simplement illégale aux yeux d’une justice digne de ce nom. Parfois, les emprunts ont bien été investis, mais dans des projets fantaisistes imposés par les prêteurs ou par la Banque mondiale. C’est le procès de cette dernière qu’il faudrait faire ici, même si cette institution n’est pas « responsable » financièrement, s’étant placée elle-même au-dessus des lois et du discours libéral sur les « risques » de l’économie de marché ! Non seulement les dettes indécentes et douteuses doivent être unilatéralement rejetées (après audit), mais il faudrait aussi que les paiements opérés à leur titre soient remboursés par les « créanciers » après leur capitalisation à un taux d’intérêt correspondant à celui que les débiteurs ont dû supporter. On verrait alors que c’est le Nord qui, en fait, est largement débiteur de ses victimes du Sud.
Enfin, les dettes acceptables :
Lorsque les emprunts ont été effectivement utilisés aux fins auxquelles ils étaient destinés, l’existence de la dette n’est pas contestable.
Dans le cas de la dette proposée aux « Pays pauvres très endettés » (PPTE), le rapport de la Commission considère qu’il est parfaitement « légitime » d’en demander l’annulation intégrale pour les pays au sud du Sahara, sans examen ni audit. Or on sait que la majorité des peuples des pays dits à revenu intermédiaire est aussi pauvre que ceux des pays moins avancés. De surcroît, la Commission soumet cette annulation à la condition sévère que les pays en question s’engagent à n’opérer que dans le cadre défini par le Document du millénaire, qui les soumet aux exigences unilatérales de la stratégie du capital transnational dominant. Cette proposition, qui relève du seul principe – inacceptable – de la « charité », tend en effet à « alléger » la charge pour les « peuples très pauvres », mais, par la même occasion, elle leur impose des conditions draconiennes qui les placent définitivement dans une catégorie proche de celle de « colonies administrées directement par l’étranger ».

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5. Si la Commission propose l’annulation de la dette, c’est parce que celle-ci n’a plus de nécessité du fait qu’elle a rempli les objectifs qu’on attendait d’elle. La dette a imposé, à travers les plans d’ajustement structurel qu’elle a légitimés, la soumission aux stratégies du capital dominant. C’est dans le cadre de ces contraintes que les nouvelles formes de pillage des richesses du Sud ont pris la relève des formes primitives pratiquées auparavant. Une comparaison : la dette au XIXe siècle (qu’elle soit ottomane, égyptienne, chinoise…) a préparé les conditions de la colonisation (l’occupation de l’Égypte, les traités inégaux avec la Chine…). La dette de notre époque a préparé les nouvelles formes de colonisation mises en oeuvre par l’Organisation mondiale du commerce (OMC.)
Au-delà de l’annulation de la dette préconisée dans ce rapport, il faut donc obtenir la reconnaissance du droit des nations et des peuples à définir par eux-mêmes leurs stratégies de développement et, partant, à créer les conditions d’une mondialisation qui soit négociée et non pas imposée unilatéralement. À défaut, l’annulation de la dette ne permettra pas une relance véritable du développement et reproduira des situations générant à nouveau le même type d’endettement.

Reste donc, pour qu’à l’avenir des situations analogues ne se reproduisent plus, à concevoir l’élaboration d’un droit international de la dette, jusqu’ici tout à fait embryonnaire, et la mise sur pied de tribunaux authentiques qui diraient le droit dans ce domaine. Pas de commissions d’arbitrage, ni de Club de Paris, ni de Club de Londres, ou de ces réunions qui s’apparentent à celles dans lesquelles les mafias ont coutume de régler les comptes de leurs victimes. Nous exigeons la loi et la justice.

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