L’autre scandale

Dans son édition d’avril, le mensuel Fortune dénonce, outre les surfacturations en Irak, l’incompétence des dirigeants du géant américain de l’équipement pétrolier. Au premier rang desquels son ex-PDG, un certain Dick Cheney.

Publié le 30 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

« Pourquoi Saddam Hussein avait-il sur lui 750 000 dollars en petites coupures au moment de sa capture ? Il essayait d’acheter trois gallons d’essence à Halliburton. » Entendue au Tonight Show, sur la chaîne NBC, cette blague résume l’état d’esprit d’une partie de l’Amérique envers Halliburton, « le profiteur de guerre », dont la filiale, le groupe de construction Kellog Brown & Root (KBR), est soupçonnée d’avoir surfacturé ses prestations à l’armée américaine en Irak. De quoi discréditer un peu plus Halliburton, le contractant du Pentagone, accusé par ailleurs de violation de l’embargo en Iran et de corruption au Nigeria. À tel point qu’en janvier 2005 le groupe a dû fermer sa filiale en Iran et, surtout, a décidé de se séparer de KBR. Mais pour Fortune, le véritable « scandale Halliburton » consiste en l’incompétence de sa direction. En témoignent les pertes abyssales de la firme : 998 millions de dollars en 2002, 820 millions en 2003 et 979 millions l’année dernière ! En trois ans, Halliburton a perdu 2,8 milliards de dollars ! Retour sur le déclin du spécialiste mondial, avec Schlumberger, de l’extraction pétrolière, inventeur, en 1919, de la technique de forage par bétonnage des puits.
En 1962, Halliburton rachète Brown & Root, qui deviendra KBR, afin de réduire sa dépendance aux fluctuations des cours de l’or noir. Ce qui ne l’empêchera pas de subir de plein fouet la crise pétrolière de 1986. Nommé à la tête de Halliburton en 1995, Dick Cheney hérite d’un groupe en difficulté, qui a vu ses effectifs divisés par deux, de 110 000 à 47 000 employés en neuf ans de restructuration. Recruté pour son carnet d’adresses, l’ancien secrétaire à la Défense de George Bush père a pour mission de regonfler le carnet de commandes. En 1998, afin de pouvoir présenter des résultats conformes aux attentes, Cheney change de méthode comptable. Sans en informer ses actionnaires. Ce que la Securities and Exchange Commission (SEC) sanctionnera, en 2004, par une amende de 7,5 millions de dollars. Toujours en 1998, le « chef des ventes » se pique de stratégie. Et décide de racheter Dresser Industries, l’industriel pétrolier de Dallas, pour 7,7 milliards de dollars afin de créer « un groupe de services intégrés dans l’énergie », de la construction de plate-forme pétrolière au forage. Mais une des filiales de Dresser vendait des produits industriels contenant de l’amiante, ce qui lui vaudra des demandes d’indemnisations colossales. Le 7 décembre 2001, à l’annonce du contentieux sur l’amiante, l’action Halliburton dévisse de 42 %. Dick Cheney, lui, a déjà quitté le navire… pour la vice-présidence des États-Unis, non sans avoir supprimé 10 000 emplois au préalable. Pour ne pas avoir mené un audit approfondi de Dresser, Halliburton devra s’acquitter de 5,1 milliards de dollars d’indemnités.
Bis repetita avec le projet Barracuda remporté en 2000, un contrat de forage à 100 km des côtes du Brésil. Le projet démarrera avec un an de retard. Et coûtera à Halliburton 762 millions de dollars d’indemnités en faveur de Petrobras, le groupe pétrolier brésilien. Ce qui explique peut-être pourquoi la biographie de Dick Cheney sur le site officiel de la Maison Blanche ne mentionne pas son passage chez Halliburton.
Réchappé de peu de la faillite, KBR pensait pouvoir se renflouer avec l’Irak. Le successeur de Cheney, Dave Lesar, se targue d’avoir réalisé un défi logistique : construire, à partir de rien, en moins de dix-huit mois, une activité qui emploie 46 000 personnes. KBR s’occupe de l’intendance de 150 000 soldats, de la blanchisserie à la poste en passant par la restauration et l’hébergement.
En Irak, Halliburton a remporté 11 milliards de dollars de marché avec deux contrats : le Restore Irak Oil (RIO) pour la remise en ordre de la production pétrolière et le Logcap de logistique. Le contrat RIO, le plus modeste (d’un montant de 2,5 milliards de dollars) mais le plus controversé, aurait été favorisé par Cheney. Il a été attribué en mars 2003, à la veille de l’offensive américaine, sans appel d’offres. Pour le contrat RIO, un contrat de type « Cost Plus », Halliburton perçoit une marge fixe de 2 % de ses dépenses totales plus une prime de performance allant jusqu’à 5 %. L’hebdomadaire américain Time Magazine publie, en juin 2004, un courriel du corps des ingénieurs de l’armée attestant que le choix d’Halliburton a été coordonné par le bureau du vice-président. Cheney rétorque que seul Halliburton pouvait, pour des raisons de sécurité, être informé des plans d’attaque américains en Irak. Le Government Accounting Office (GAO), l’organe bipartisan de contrôle, juge normale l’absence d’appel d’offres « au regard des circonstances ». D’autant que dix mois plus tard le contrat a été divisé en deux et a donné lieu à un appel d’offres. Halliburton a dû se contenter du sud de l’Irak, et Parsons, son rival américain, du Nord.
En plus du contrat RIO, Halliburton s’est vu attribuer 8,5 milliards de dollars de contrat dans le cadre de la procédure Logcap. Depuis la fin de la guerre froide, l’armée américaine sous-traite sa logistique. En 1992, Halliburton a remporté le premier Logcap 1, un contrat de 3,9 milliards de dollars sur cinq ans. Dans ce cadre, le groupe a assuré la logistique des opérations en Somalie en 1992, en Haïti, au Rwanda et au Koweït en 1994, puis dans les Balkans en 1995. L’arrivée de Cheney aux commandes n’a pas empêché KBR de perdre, en 1997, l’appel d’offres de Logcap 2, au profit de l’américain DynCorp. Toutefois, le contrat d’Halliburton dans les Balkans, le plus important avec 2 milliards de dollars de facturations rien que pour l’année 2000, n’a pas été remis en question. Lors du troisième appel d’offres de Logcap, en 2001, Halliburton a proposé un prix très bas : 1 % de marge fixe et seulement 2 % d’intéressement. Ce qui lui a permis de remporter Logcap 3, qui assure la logistique des troupes américaines en Irak.
Avec sept fois plus de troupes qu’en Bosnie, le tout dans une zone de guerre, l’Irak est le plus grand défi d’Halliburton. Contrairement à la Bosnie, Halliburton a intégralement sous-traité son activité. De fait, les procédures n’ont pas toujours été respectées.
En ce qui concerne le contrat RIO, 108 millions de dollars de surfacturation d’essence ont été mis au jour sur un total de 875 millions. Par exemple, Halliburton a facturé 27 millions de dollars les frais de transport d’une quantité de gaz achetée 82 000 dollars au Koweït ! Quant au lavage d’un sac de linge de 7 kg, il coûtait 100 dollars au contribuable américain. À cela se sont ajoutés des problèmes de pots-de-vin avec les sous-contractants.
En ce qui concerne le contrat Logcap 3, le Pentagone refusait de payer 224 millions de dollars de frais de restauration prévus pour 4 700 soldats, alors que ces derniers n’ont jamais été plus de 2 500. Mais le 5 avril dernier, KBR et le Pentagone ont transigé. Seuls 55 millions de dollars abusivement facturés ne seront pas payés à Halliburton. Alors que les auditeurs du Pentagone et le GAO avaient découvert 1,8 milliard de dollars de dépenses injustifiées ou non documentées, et donc suspectes, l’accord prévoit que 95 % des dépenses de restauration en Irak et au Koweït, soit 1,2 milliard de dollars, seront réglés à Halliburton.
Halliburton justifie ces dérapages par ses dépenses de sécurité, jusqu’à 50 % de ses coûts en Irak. Un employé du groupe en Irak a un risque sur douze de perdre la vie au regard du barème pratiqué par les compagnies d’assurances : 16 000 dollars pour une indemnisation de 200 000 dollars. Sur son site Internet, à la rubrique « From the front line », Halliburton publie les hommages à ses employés morts en Irak, 62 au total. Pas de quoi rebuter les chauffeurs routiers venus d’Amérique et du monde entier, attirés par un salaire de 80 000 dollars, trois fois la paie d’un chauffeur américain, qui plus est net d’impôts.
Au premier trimestre 2005, Halliburton a dégagé 38 millions de dollars de profits en Irak pour un chiffre d’affaires de 1,5 milliard de dollars, soit une marge de 2,6 %. Et si le groupe a renoué avec les bénéfices, 367 millions de dollars de résultat net, c’est grâce à la vente de sa filiale Subsea 7. Mais il reste sous le feu de la critique du département d’État, dont un rapport récent lui reproche son inefficacité. La production pétrolière en Irak, 2,1 millions de barils par jour en février, était inférieure à celle de l’automne. Les autorités américaines s’inquiètent de ces retards qui expliquent qu’à ce jour seuls 4,2 milliards de dollars sur les 18,4 milliards d’investissements prévus ont été dépensés pour la reconstruction de l’Irak. Au point que l’ambassade américaine a même confié à Parsons certains travaux initialement attribués à KBR dans la zone Sud, la filiale honnie dont Halliburton souhaite se séparer. Une gageure, assurément.

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