La stratégie du dos rond

Face à la menace américaine, la nomenklatura baasiste, prisonnière de ses certitudes et de ses privilèges, choisit de… ne surtout rien faire. Sauf de réprimer plus durement l’opposition.

Publié le 30 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

Accusé d’aider les insurgés en Irak – et menacé d’une attaque américaine -, le régime syrien n’a certes pas amélioré son image internationale en choisissant de sévir contre ses citoyens. La semaine dernière, neuf membres d’un groupe de discussion politique qui porte le nom de son fondateur, l’opposant (et psychiatre) Jamal al-Atasi, ont été arrêtés en pleine nuit et incarcérés. Le « salon » Atasi était la dernière survivance du « printemps de Damas », cette brève période de dégel qui a suivi l’arrivée au pouvoir du président Bachar al-Assad.
Le « crime » de ces opposants ? Ils avaient demandé à l’un de leurs invités, le militant de gauche Ali al-Abdallah, de lire une lettre que leur avait adressée Ali Sadreddine Bayanouni, le chef de la branche syrienne des Frères musulmans, en exil depuis plus de vingt ans en Jordanie et à Londres. Abdallah avait été arrêté avant les autres et déféré devant la Cour suprême de sécurité.
L’appartenance aux Frères musulmans est un crime capital en Syrie depuis le soulèvement armé contre le régime baasiste organisé par la confrérie à la fin des années 1970 et au début des années 1980. En 1982, à Hama, ledit soulèvement avait été écrasé dans le sang, et les autorités avaient profité de l’occasion pour réduire au silence tous les autres opposants.
La brutalité de la réaction des autorités, la semaine dernière, est regrettable et contre-productive. Il y a longtemps que Bayanuni a convaincu ses partisans de renoncer à la violence et à l’extrémisme. À maintes reprises, il a plaidé pour la réconciliation nationale et souhaité qu’on laisse se refermer les vieilles blessures. Même l’ancien communiste Riad al-Turk, le « Mandela syrien » (il a passé vingt ans en prison) lui a apporté son soutien.
Turk a créé une nouvelle formation, le Parti démocratique populaire de Syrie. Au nom de l’unité nationale, il milite pour l’instauration d’une coopération active entre Syriens de toutes obédiences. Avant son arrestation, Souhair al-Atasi, la fille du fondateur du « salon », était dans le même cas. Elle aussi est favorable à un « dialogue national » incluant les baasistes, les communistes, les Kurdes, les Frères musulmans et les défenseurs des droits civiques, et au lancement d’un programme de réformes, seul moyen, selon elle, de mettre le pays à l’abri des pressions étrangères.
La particularité des divers courants de l’opposition syrienne est en effet qu’ils sont tous résolument « patriotes » et refusent toute collaboration avec les États-Unis – ou quelque puissance étrangère que ce soit. Sur ce point, ils se distinguent nettement d’une autre figure de « l’opposition », Farid al-Ghadry, qui vit aujourd’hui aux États-Unis. Soutenu par l’administration Bush et par certains fonctionnaires européens de Bruxelles, il ne dispose, en Syrie même, que d’une faible crédibilité. L’opposition intérieure le traite volontiers d’« Ahmed Chalabi syrien ». Allusion, bien sûr, à l’actuel ministre irakien du Pétrole…
Mais le groupe Atasi n’est pas la seule victime des services de sécurité. À l’aéroport de Damas et ailleurs, d’autres arrestations ont eu lieu. Et des rumeurs d’enlèvements politiques circulent. Par ailleurs, des vols à main armée ont été perpétrés par des bandes criminelles dont certaines pourraient être liées à des cousins du président Bachar al-Assad, voire à son propre frère, le colonel Mahir al-Assad, un des chefs de la Garde présidentielle. Enfin, Mohamed Radoun, le président pour la Syrie de l’Organisation arabe des droits de l’homme, a été expulsé de son bureau de Lattaquié le 22 mai. Parce qu’il avait conseillé à des exilés de ne pas rentrer au pays, sous peine d’être arrêtés – ou pis encore. Le général Rostom Ghazaleh, l’ancien chef du renseignement militaire syrien au Liban, et ses trois frères sont quant à eux accusés par la Madina Bank, un établissement de Beyrouth, de l’avoir rackettée de plusieurs dizaines de millions de dollars. Tout cela laisse évidemment une pénible impression d’anarchie. Tout se passe comme si le chef de l’État avait totalement perdu le contrôle de ses services de sécurité. La Syrie, écrit le quotidien français Libération, est « une dictature sans dictateur ».
Les défenseurs du régime soutiennent que, grâce à de strictes mesures de maintien de l’ordre, la Syrie reste un îlot de sécurité comparée à ses voisins. Il est vrai qu’au mois de mai quelque huit cents Frères musulmans ont été arrêtés en Égypte, où l’organisation est interdite. L’Arabie saoudite est le théâtre d’incessantes batailles de rues avec les extrémistes, les conservateurs iraniens s’emploient à bâillonner les réformateurs à l’approche de l’élection présidentielle du mois de juin, tandis qu’Israël continue en toute impunité de violer quotidiennement les droits des Palestiniens. Et les États-Unis eux-mêmes ont soulevé l’indignation dans le monde entier avec les meurtres, les tortures et les destructions commis en Irak et en Afghanistan. Qui pourrait se targuer d’être un exemple de moralité ?
Reste qu’un petit pays menacé d’une expédition punitive par une superpuissance a intérêt à faire bonne figure s’il veut se ménager l’appui de la communauté internationale – et plus encore de ses citoyens. Or qui, en Syrie, exception faite des profiteurs du régime, serait aujourd’hui prêt à se mobiliser pour prendre sa défense ?
Pour la première fois depuis cinq ans, le congrès du parti Baas se tiendra au mois de juin. Ceux qui attendent des réformes seront très probablement déçus. Le parti renoncera-t-il à son « rôle prééminent dans l’État et la société » et laissera-t-il d’autres formations s’exprimer ? Il faudrait pour cela faire une croix sur l’article 8 de la Constitution. Comment croire que les militants puissent s’y résoudre dès lors que c’est de cet article qu’ils tirent leur suprématie et leur légitimité ? Pour eux, modifier la Constitution reviendrait à porter au Baas un coup mortel.
Le congrès décidera-t-il de serrer la bride aux services de sécurité ? C’est fort improbable. La sécurité, dira le Baas, est une « obligation nationale ». Et même la seule manière de défendre le pays contre ses ennemis. Recommandera-t-il des réformes politiques et économiques, comme le réclame l’opposition ?
Les nouvelles en provenance de Damas donnent, au contraire, le sentiment que les organes directeurs du parti s’accrocheront au « modèle chinois » de développement, dans lequel l’économie de marché – avec privatisation des entreprises publiques et création d’une Bourse des valeurs – ne s’accompagne d’aucune libéralisation politique.
Le congrès s’attaquera-t-il au moins au problème chronique de la corruption, qui permet à quelques personnages politiquement puissants d’amasser de colossales fortunes, tandis que s’aggrave la misère de la population ? Il faudrait pour cela mettre fin au monopole économique qu’exercent une poignée de barons du régime et de parents du président. Personne n’attend de changement dans ce secteur.
En compagnie de quelques intellectuels non baasistes cooptés pour l’occasion, des idéologues du parti ont, ces dernières semaines, débattu de l’indispensable renouvellement des trois mots d’ordre du régime, désormais usés jusqu’à la corde : « unité », « indépendance » et « socialisme ». On ignore encore les résultats de leurs élucubrations, mais personne ne s’attend à des trouvailles fracassantes. Les États-Unis semblent décidés à obtenir un « changement de régime » à Damas, sous le prétexte que la Syrie assure une « base arrière » à l’insurrection irakienne. La France, en revanche, ne souhaite aucunement le départ d’Assad, mais elle tient à ce qu’il s’engage sur la voie de réformes politiques et économiques importantes. Elle attend de lui un ferme engagement sur un point précis, à savoir que si un Syrien est impliqué dans l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri, il soit traduit en justice et puni.
La stratégie américaine, c’est le bâton et pas de carotte, en vertu du principe qu’un pays faible ne mérite aucune faveur. La position de la France est plus souple, car elle veut protéger ses intérêts en Syrie comme au Liban, face au mastodonte américain.
Ce que ni les États-Unis ni l’Union européenne n’ont admis – du moins récemment -, c’est que les revendications de la Syrie sur les hauteurs du Golan sont légitimes et qu’il faut les prendre en compte. Ce pourrait être la meilleure manière d’éveiller l’intérêt du pays et de l’aider à sortir du trou.

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