La bombe à retardement

Loin d’être close, malgré les rétractations de « Newsweek », l’affaire de la profanation du Livre saint dans les camps de détention de l’armée américaine pourrait, au contraire,attiser la haine des peuples musulmans à l’égard des États-Unis.

Publié le 30 mai 2005 Lecture : 5 minutes.

Michael Isikoff, journaliste à l’hebdomadaire américain Newsweek, auteur du scoop sur les relations entre Bill Clinton et Monica Lewinski, a donc été désavoué par sa rédaction. Son article, en fait un filet d’une dizaine de lignes, publié dans l’édition datée du 9 mai, à propos de cas de profanation du Coran dans le camp de détention américain de Guantánamo Bay, à Cuba, et à Bagram, en Afghanistan, a été jugé « irresponsable » par l’administration Bush. Pourquoi ? Parce que les faits rapportés ont soulevé un tollé d’indignation dans le monde musulman, notamment au Pakistan et en Afghanistan, où les manifestations ont fait plus de quinze morts parmi les protestataires. L’affaire a été jugée suffisamment grave pour que le Pentagone démente l’information. Une semaine plus tard, Newsweek fait acte de contrition, ses sources anonymes s’étant curieusement rétractées. Les excuses publiques de Mark Whitaker, directeur de publication du magazine, ne calment ni le Pentagone ni ses relais dans les médias. Le chroniqueur militaire de la chaîne de télévision Fox News, propriété du magnat australien Rupert Murdoch, connue pour ses penchants néoconservateurs, accuse Newsweek de trahison, et Condi Rice, secrétaire d’État, affirme que le mal est fait.
Les révélations de Newsweek sont pourtant reprises par l’Union américaine pour les libertés civiles (Aclu), qui rend publics, le 25 mai, des résumés d’entretiens avec des agents du FBI et d’anciens détenus de l’armée américaine. Ces derniers confirment que des « attitudes irrespectueuses envers le Coran ont débuté en avril 2002 », soit dès l’arrivée à Guantánamo Bay des « ennemis combattants » capturés en Afghanistan, lors de l’opération « Liberté immuable », lancée par l’armée américaine en novembre 2001.
Plus grave : le rapport de l’Aclu établit que l’administration a été informée des nombreuses allégations de profanation du Coran. « Dans quelle mesure ces pratiques étaient-elles autorisées par des officiers de haut rang ? » s’interroge Amrit Singh, avocat de l’Aclu. Les témoignages sont en effet accablants et corroborent les informations données par l’hebdomadaire. Acculé, le Pentagone édulcore son premier démenti. Le général Jay Hood, successeur à Guantánamo du général Geoffrey Miller de triste mémoire et qui règne désormais sur les camps de détention en Irak, affirme avoir « relevé treize accusations d’incidents où du personnel n’aurait pas respecté le Coran. Cependant, précise-t-il, après avoir examiné 31 000 documents, aucune preuve crédible qu’un militaire de Guantánamo ait jeté le Coran dans les toilettes n’a été trouvée. » Sans doute aurait-il fallu que ces soldats indélicats aient eu la bonne idée de se faire photographier en train de bourrer les fosses septiques avec des exemplaires du Livre saint.
Avec encore plus d’aplomb, le général Hood a, toute honte bue, certifié que, lors de ces investigations (les 31 000 documents examinés), l’administration a identifié quinze cas où les détenus (islamistes, rappelons-le) ont « traité de manière inappropriée leur propre Coran. Dans un cas, poursuit-il, un détenu a déchiré des pages d’un exemplaire de son Texte sacré ». C’est tout juste si le général Hood n’a pas évoqué des cas de conversion d’islamistes d’al-Qaïda au christianisme évangélique !
Jamil Jaafar, autre avocat de l’Aclu, balaie d’un revers de la main les réactions effarouchées du Pentagone. « Malheureusement, soupire-t-il, nous avons appris ces dernières années que les déclarations de prisonniers sur les traitements à Guantánamo et ailleurs étaient parfois plus crédibles que les communiqués du gouvernement. » Ces accusations, le plus souvent étayées – le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) confirme les cas de profanation du Coran -, et les démentis hésitants ne sont pas de nature à améliorer l’image des États-Unis dans le monde arabo-musulman, une image déjà passablement ternie depuis l’invasion de l’Irak et, dans une moindre mesure, mandat de l’ONU oblige, depuis celle de l’Afghanistan. Dans son rapport 2004, l’ONG Amnesty International qualifie les camps de détention américains de goulags contemporains. Cette affaire intervient au pire moment pour George W. Bush, qui s’apprêtait à recevoir à la Maison Blanche plusieurs chefs d’État musulmans : l’Afghan Hamid Karzaï, l’Indonésien Susilo « Bambang » Yudhoyono et le Palestinien Mahmoud Abbas. Mais le Bureau ovale a la vertu de ramollir l’hostilité la plus tenace, et Bush s’en sort une nouvelle fois avec de vagues promesses d’enquête et de punition exemplaire contre les coupables, « si profanation il y a », précise-t-il.
Pourquoi les révélations de Newsweek, qui, rappelons-le, ne sont ni les premières ni les plus trash, ont-elles provoqué plus de colère chez les musulmans que la publication des photos sur les sévices d’Abou Ghraib ? L’édition du magazine datée du 9 mai aurait pu passer inaperçue si Imran Khan, ancienne gloire du cricket pakistanais reconverti à la politique, ex-mari d’une riche héritière britannique, ne l’avait exhibé au cours d’une conférence de presse donnée à Islamabad. L’information, reprise par les médias pakistanais, a fait le tour du pays et au-delà. Une manifestation spontanée dans la région de Bagram est réprimée. Premier bilan : 4 manifestants tués. Cela n’arrête pas la protesta, qui atteint d’autres régions du pays. Les partis religieux pakistanais, en net repli depuis les attaques du 11 septembre 2001, saisissent l’occasion de revenir sur le devant de la scène. Ils prennent le relais et battent le rappel de la Oumma, l’ensemble de la communauté musulmane. Ils décrètent que le 27 mai sera une journée mondiale pour la protection du Saint Coran. À l’heure où ces lignes sont écrites, le degré de mobilisation est encore inconnu, mais gageons qu’il sera supérieur dans les pays musulmans non arabes. Car, comme d’habitude, les dirigeants arabes font semblant de regarder ailleurs. Aucun communiqué officiel dénonçant ces pratiques n’a été émis par quelque capitale arabe que ce soit. Au Caire, l’université d’Al-Azhar, première institution de l’islam sunnite, n’a pas jugé utile de commenter les révélations de Newsweek. Seul le tribun de la Grande Mosquée de La Mecque, le cheikh Abdelaziz, y a fait allusion lors du prêche de la prière du vendredi, le 20 mai. Au Maghreb, l’opinion, convaincue que la guerre mondiale contre le terrorisme est en fait une implacable guerre contre l’islam, ne semble plus s’étonner des agissements de l’armée américaine. « Le vaincu a toujours tort, et l’humiliation fait partie des prérogatives du vainqueur, note un universitaire algérois désabusé. Combien d’églises avons-nous brûlées, combien de synagogues avons-nous transformées en mosquées ? Ce n’est certainement pas un exemplaire du Coran jeté dans les toilettes qui devrait en réduire le rayonnement. » Les Arabes auraient-ils appris à maîtriser leurs nerfs ? En l’occurrence, ils n’ont pas tellement le choix. Et s’abritent derrière une justice immanente qui finira bien par sanctionner les bavures à répétition de l’ogre américain. Inch Allah.

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