Haïti, république en péril

Il avait tout pour devenir un lieu paradisiaque. Mais le pays ne connaît qu’extrême pauvreté, violence endémique, explosion du sida, dictature et corruption…

Publié le 30 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

D’où vient cette fatalité qui, depuis un demi-siècle, s’acharne sur leur république ? Pour huit millions d’Haïtiens, l’énigme reste entière. Haïti, qui partage son insularité avec la tranquille République dominicaine, aurait pu être un coin de paradis. Elle ne manquait pas d’atouts : des artistes talentueux, une diaspora qui envoie au pays l’équivalent de 19 % du Produit intérieur brut (650 millions de dollars)…
Hélas ! Haïti grouille aussi, depuis la proclamation de la république en 1804, de politiciens sans scrupule, avides de pouvoir. François Duvalier a inauguré, en 1957, un demi-siècle de dictature. Depuis, les coups d’État se succèdent, entrecoupés de rares éclaircies démocratiques. À cela s’ajoutent des catastrophes naturelles et une misère qui explose à chaque coin de rue. Aujourd’hui, l’aide internationale se noie dans un océan de gabegie et de calamités.
Lorsqu’on parle d’Haïti, c’est le plus souvent pour pleurer sur son sort. Jamais – ou presque – pour parier sur un possible décollage économique. Pourtant, Gérard Latortue, l’actuel Premier ministre, se veut volontariste. « En moins de dix ans, déclare-t-il, si nous arrivons à nous entendre, nous pouvons changer la face du pays. » Ce brillant technocrate de l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi) s’est vu confier une sorte de « contrat à durée déterminée » jusqu’à la tenue d’élections législatives, prévues pour février 2006. Il devra alors remettre sa démission au président, Boniface Alexandre.
La communauté internationale est allée le chercher en mars 2004, lorsque le prêtre défroqué Jean-Bertrand Aristide fut poussé à la démission, le 29 février, par des Américains que ses rodomontades exaspéraient.
Ce soir-là, le Conseil de sécurité de l’ONU adopta la résolution 1529 autorisant le déploiement immédiat d’une Force multilatérale intérimaire, qui se mua en Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah). Un gouvernement de transition fut nommé pour oeuvrer « à la réconciliation et au redressement national ».
Vaste chantier ! Haïti se classe au 146e rang des pays au regard des critères de développement humain. Les deux tiers de ses habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté. L’espérance de vie est de 53 ans, la mortalité infantile de 80 pour 1 000. Et le sida fait des ravages.
À Port-au-Prince, sur ce Champ-de-Mars qui vit les héros de la patrie, comme Toussaint-Louverture, exprimer tant de fierté nationale, les enfants mendient, les policiers « carburent » à la bière et le petit commerce, privé d’électricité, vivote.
La Banque mondiale évalue le montant des financements nécessaires à un redressement à court terme (remise en état des routes, couverture des besoins alimentaires…) à 1,37 milliard de dollars. Or le Trésor n’a que 127 millions en caisse… Les apports extérieurs mobilisés dans le cadre des programmes d’urgence atteignant 315 millions de dollars, il reste près de 1 milliard de dollars à trouver.
Lors d’un minisommet réuni le 18 mars à Cayenne, les bailleurs de fonds se sont heurtés à un problème de taille : comment faire face à l’urgence alors que l’administration locale est incapable de gérer les sommes allouées ? D’autant que les détournements massifs du temps des Duvalier et autres Aristide ont laissé des traces. « La lourdeur des procédures et le nombre de garanties que nous devons obtenir des autorités sont tels que, sur les 250 millions d’euros annoncés, seuls 15 millions ont été versés », confie un représentant de l’Union européenne à Port-au-Prince.
Confrontées à l’urgence humanitaire, les ONG ont tendance à s’émanciper des tutelles nationales, oeuvrant pour améliorer les conditions de vie de la population, mais dans leur coin, ce qui exaspère un Premier ministre conscient, toutefois, que « l’État n’est pas toujours à même d’assumer la coordination ».
À Cayenne, Michel Barnier, le ministre français des Affaires étrangères, a préconisé « de réaliser directement » les soixante projets annoncés par son gouvernement. Fort bien, mais que fait-on de la souveraineté nationale ? Certains déguisements néocolonialistes font froid dans le dos… Notamment lorsque l’on voit de rutilants 4×4 estampillés « U.N. » parader dans la capitale sous le regard médusé d’une population en haillons.
Comme si cela ne suffisait pas, Haïti, situé entre la Colombie et le continent nord-américain, est devenu une plaque tournante du trafic de la drogue. Près de 10 % de la cocaïne à destination des États-Unis y transite. Avec la dégradation des conditions de vie, les actes de violence se multiplient, y compris au sein des familles et à l’école. Les femmes sont couramment victimes d’agressions sexuelles. L’impunité règne.
D’où pourrait jaillir, enfin, cette énergie qui permit jadis à Haïti d’être le premier pays à conquérir de haute lutte son indépendance ? Peut-être faut-il méditer cette supplique que le poète franco-haïtien René Depestre adressa à son peuple en 2004 : « Contrairement à l’idéologie de la Révolution française, que les droits de l’homme et du citoyen, le code civil, la civilité démocratique, la souveraineté populaire, la laïcité […] permutèrent en valeurs républicaines, notre négritude jacobine s’empêtra dans les pires excès de la violence politique pour rien. Deux siècles après, nous n’arrivons pas à nous déprendre d’une idéologie régressive et déréalisante dont la fonction religieuse [« intégriste » avant la lettre ?] tient notre destin enfermé dans la seule logique délétère de la violence. » Tout l’héritage politique de la libération d’Haïti s’est ainsi fossilisé dans une figure tragiquement légendaire : cette première république noire des Temps modernes, berceau de la négritude, qui a continué, jusqu’au « prophétisme » défaillant du président Aristide, à conditionner négativement l’idée que les Haïtiens se font d’eux-mêmes.
Tout est dit. Cette frénésie d’une nation orgueilleuse, seule et désemparée. Cette société que la peur du vide projette dans une fuite en avant faite de vindicte et de violence. Pourtant, les Haïtiens ont su, à plusieurs reprises, sortir des ténèbres. On l’a vu en 2003 lorsqu’Aristide tenta de faire assassiner le recteur d’une université. Malgré les actes d’intimidation des Organisations populaires (OP), des milliers d’étudiants, de militants sociaux, de mères de famille se levèrent pour s’opposer aux milices. La société civile revendiqua le droit à la démocratie. Un collectif, le « Groupe des 184 », lança une réflexion sur un « nouveau contrat social ».
Mais ce combat pour la liberté, ce sont les artistes et les intellectuels qui l’incarnent le mieux. Comme Magali Comeau-Denis, une comédienne de 44 ans nommée ministre de la Culture. « Arrêtons de nous raconter des histoires, lance-t-elle. Nous avons besoin d’élites, donc d’éducation. Le créole est notre langue, mais c’est le français qui nous sauvera. C’est notre seconde langue nationale et nous devons l’encourager. L’anglo-américain, ce n’est pas notre tasse de thé, il ne véhicule pas nos valeurs, ne porte pas notre culture dans le monde. » Une déclaration qui a dû combler d’aise Abdou Diouf, le secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie, venu en Haïti le 20 mars pour la Journée de la Francophonie. La ministre a eu beau jeu d’affirmer que c’est à l’université que tout se joue. Les meilleurs élèves poussent – au mieux – jusqu’à la licence : ils partent ensuite pour le Canada, parfois pour la France, mais les bourses sont rares et le Quai d’Orsay se montre moins généreux qu’Ottawa. Seule l’Agence universitaire de la Francophonie les aide à s’orienter et met à leur disposition un campus numérique performant.
Après le départ d’Aristide, Magali Comeau-Denis avait, avec l’écrivain Lyonel Trouillot, fondé le collectif « Non ». Comme le prouvent tant d’initiatives de ce genre, le pays peut compter sur des hommes et des femmes de caractère qui se dressent contre la déliquescence nationale. C’est là tout le paradoxe d’Haïti : nimbée de poudre et de lumière, le pays a oublié que ce mélange est explosif et qu’il rend aveugle.

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