Fondu au noir

Publié le 30 mai 2005 Lecture : 3 minutes.

Le 26 mai, le cinéaste Joe Gaï Ramaka était entendu, pour la troisième fois et plusieurs heures durant, par les enquêteurs de la Division des investigations criminelles (DIC), à Dakar. En cause : une adaptation cinématographique du brûlot publié en juillet 2003 par le journaliste Abdou Latif Coulibaly, Wade, un opposant au pouvoir : l’alternance piégée ? Ce sévère réquisitoire de 304 pages, qui dépeint Abdoulaye Wade comme un autocrate mégalomane menant le Sénégal à la dérive, n’en finit pas de secouer le pays. Après un changement de Premier ministre, une commission d’enquête parlementaire et un livre- réplique concocté par des proches du chef de l’État sous le titre Un procès d’intention à l’épreuve de la vérité, place maintenant à l’affaire Joe Gaï Ramaka.
Tout commence en octobre 2003, quand ce cinéaste iconoclaste résidant en France rencontre Abdou Latif Coulibaly. Il lui dit, en substance : « Votre livre doit être traduit en images. Au-delà des insuffisances du Sénégal postalternance, il pose le problème de la gestion du pouvoir politique en Afrique. Je souhaiterais le prendre comme prétexte pour mettre le doigt sur les obstacles à la bonne gouvernance au niveau de notre continent. »

L’accord de l’auteur obtenu, Joe Gaï Ramaka se lance dans l’exécution du projet. Son objectif tient en une phrase du scénario : « Faire une relecture du manuscrit de Latif ». En d’autres termes, un essai cinématographique qui part des thèmes développés dans le livre pour extrapoler. Séduite par le concept, l’ONG Observatoire des libertés accepte de le soutenir.
Le cinéaste réalise le projet, choisit un titre (Et si Latif avait raison !), et dédie son oeuvre à maître Babacar Sèye, vice-président du Conseil constitutionnel, assassiné le 15 mai 1993, et aux victimes du naufrage du Joola, survenu le 26 septembre 2002. Ces deux événements sont symptomatiques, à ses yeux, de graves problèmes de gouvernance.
Arrivé à Dakar le 17 mai pour ses dernières recherches avant la projection du film prévue entre juin et juillet – la bande-annonce devait d’ailleurs commencer à défiler le 25 mai sur le site du journal sénégalais Le Quotidien -, Joe Gaï Ramaka constate des bizarreries dès le début de son séjour. Il prévient ses amis que deux 4×4, occupés par des hommes munis de talkies-walkies, le suivent en permanence. Le 24 mai, il coupe tous ses téléphones, convaincu que ses communications sont écoutées. Le même jour, des policiers du commissariat des Parcelles Assainies, dans la banlieue de Dakar, l’interpellent et le conduisent à la DIC, qui l’entend sur procès-verbal. Entre autres questions qui lui sont posées : « Êtes-vous en train de préparer un film ? », « Parlez-vous de certaines personnalités de l’État dans ce film ? », « Évoquez-vous l’amnistie intervenue dans l’affaire Me Babacar Sèye ? », « Savez-vous [et on lui exhibe un texte de loi] qu’il est illégal de revenir sur une affaire judiciaire amnistiée ? »…
La DIC le relâche au bout de cinq heures d’interrogatoire, non sans le convoquer pour le 25 mai, puis pour le 26. Branle-bas de combat dans la profession. Dans une sortie fortement médiatisée, les Cinéastes sénégalais associés (Cineseas) « expriment leur vive préoccupation face à cette situation qui ressemble fort à une atteinte inqualifiable à la liberté d’expression ». Ils « demandent aux autorités de veiller au respect des droits et libertés que leur garantit la Constitution du Sénégal ».

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Ce n’est pas la première fois que Joe Gaï Ramaka, la cinquantaine bien sonnée, fait parler de lui. Anticonformiste notoire, il définit le cinéma comme l’art de s’attaquer au politiquement correct pour faire évoluer les choses. Son long-métrage Karmen, qui a eu un grand retentissement international, attend depuis 2001 d’être projeté au Sénégal. Une polémique est à l’origine de cette censure de fait : dans une scène, le film montre l’enterrement d’un homosexuel sur fond de « khassaïdes », ces poèmes religieux chantés, écrits par Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur de la puissante confrérie musulmane des mourides. Un casus belli pour les très pieux talibés (adeptes) de cette communauté qui y ont vu une forme blasphématoire d’association de leur idéologie à l’homosexualité. Et si Latif avait raison ! connaîtra-t-il un meilleur sort que Karmen ?

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