Fini de rêver !

On croyait que le 58e Festival allait marquer un retour à un cinéma moins militant et plus « artistique ». Erreur. Une bonne partie des films présentés traitait de sujets très sérieux et éminemment politiques.

Publié le 30 mai 2005 Lecture : 8 minutes.

Après le triomphe de la politique et du documentaire sur grand écran qu’avait symbolisé la Palme d’or attribuée à Michael Moore l’an dernier pour Fahrenheit 9/11, le cru 2005 du Festival de Cannes a semblé marquer un retour au cinéma moins militant, plus fictionnel, en un mot plus « artistique ». C’est du moins l’impression qui a dominé depuis la communication du programme de la manifestation jusqu’à sa clôture avec l’annonce du palmarès, qui a couronné fin mai pour la deuxième fois les cinéastes belges Jean-Pierre et Luc Dardenne pour L’Enfant. Une Palme d’or acquise de justesse, puisque, à en croire les confidences de certains membres du jury, elle n’a été attribuée après une intense délibération aux auteurs déjà primés en 1999 pour Rosetta qu’afin de départager les supporteurs de l’Autrichien Michael Haneke pour Caché et ceux de l’Américain Jim Jarmush, réalisateur culte des années 1980, pour Broken Flowers.
Sachant que l’on considère généralement Cannes comme le meilleur baromètre de la situation du cinéma mondial, et le septième art comme un excellent révélateur de l’état de la planète, il n’est pas inutile de se demander si cette impression de changement d’une année sur l’autre n’était pas, en fin de compte, une simple illusion d’optique. Certes, les films directement politiques – comme le pamphlet anti-Bush de Michael Moore – et les documentaires évoquant des questions préoccupantes et actuelles – comme la féroce critique des effets de la mondialisation du marché du vin Mondovino en 2004 – étaient cette année absents de la compétition, de par la volonté du délégué général du festival Thierry Frémaux. Ils étaient en revanche assez nombreux dans les autres sélections, dans le cadre « officiel » (Un certain regard) ou « parallèle » (Quinzaine des réalisateurs, Semaine de la critique). Et, surtout, une bonne partie des films de fiction remarqués aussi bien dans le festival « in » que dans le « off » traitait de sujets éminemment politiques, même s’il ne s’agissait pas d’oeuvres militantes au sens propre du terme.
Le palmarès lui-même en témoigne. À l’exception du bénéficiaire du Grand Prix, attribué à Jim Jarmush pour Broken Flowers, une comédie douce-amère racontant le périple à travers l’Amérique provinciale d’un homme d’âge mûr à la recherche d’un enfant dont il vient d’apprendre qu’il était le père, tous les lauréats ont montré des oeuvres au contenu très « engagé ». L’Enfant, pour commencer par le vainqueur de la compétition, suit le parcours d’un jeune marginal, petit délinquant irresponsable, qui finit par vendre à l’insu de sa compagne son bébé de 9 jours à un réseau mafieux qui a monté une filière d’adoption. Un drame social style Crime et châtiment, bien dans la veine de tous les films des frères Dardenne et pouvant rappeler le Bresson de Pickpoket, qui se veut évidemment une critique féroce du monde dit riche à l’heure du libéralisme triomphant.
Le grand perdant, puisqu’il apparaissait à la veille du verdict comme le favori pour la palme, Michael Haneke, évoque avec un style très original dans le remarquable Caché, consacré malgré tout Meilleure Mise en scène, non seulement la société de surveillance qu’on doit subir désormais dans les grandes villes occidentales truffées de caméras, mais aussi de lointaines conséquences de la guerre d’Algérie. L’un des principaux protagonistes du film, qui se suicidera spectaculairement, a en effet perdu très jeune ses parents, tués par la police française lors de la fameuse et tragique manifestation de soutien au FLN du 17 octobre 1961 à Paris. De son côté, Tommy Lee Jones, célèbre depuis Men in Black, dont Les Trois Enterrements de Melquiades Estrada a reçu deux récompenses – Prix du scénario pour le Mexicain Guillermo Arriaga et Prix de la meilleure interprétation masculine pour lui-même -, prend la défense des clandestins mexicains émigrés de l’autre côté du Rio Grande dans son beau western « de gauche ».
Enfin, les films de l’Israélien Amos Gitaï (Free Zone) et du Chinois Wang Xiaoshuai (Shanghai Dreams), qui ont obtenu respectivement un Prix d’interprétation féminine fort mérité (pour l’une des vedettes de la télévision israélienne, Hanna Laslo) et le Prix du jury, visitent tous deux très directement et de façon critique l’histoire de leur pays. Le premier milite pour un dialogue entre Israéliens et Palestiniens au niveau des individus plutôt que des gouvernements en racontant l’histoire de trois femmes – une Israélienne, une Palestinienne, une Américaine – en crise dans leurs vies personnelles et professionnelles et amenées à se rendre ensemble en Jordanie dans un seul taxi. Le second, évoquant de façon sans doute un peu trop académique les amours contrariées de deux jeunes dans la Chine des débuts de l’ère post-maoïste, relate surtout la vie difficile d’anciens habitants de Shanghai envoyés autoritairement travailler à la campagne dans les années 1960.
Parmi les films non primés, beaucoup de scénarios étaient construits autour de sujets actuels brûlants. On a déjà évoqué dans ces colonnes (voir J.A.I. n° 2314) les deux longs-métrages d’un Kurde irakien (Kilomètre zéro, de Hiner Saleem) et d’un Japonais (Bashing, de Masahiro Kobayashi), centrés sur des dégâts collatéraux (exils, prises d’otages) de la guerre contre Saddam Hussein et de l’occupation de l’Irak. On peut également citer le plaidoyer contre le sort réservé aux immigrés clandestins en Europe que constitue Une fois que tu es né, de Marco Tullio Giordana, auteur à succès de Nos Meilleures Années (Prix Un certain regard il y a deux ans). Un film sans doute « plombé » par les bons sentiments, mais qui, à travers l’histoire d’un enfant tombé d’un voilier au large des côtes italiennes et recueilli par des boat people, aborde de front une question essentielle.
Hors compétition, dans les autres « sections » du Festival, il en allait de même. Parfois avec des documentaires qui méritent d’être qualifiés de « films d’auteur ». Comme le très beau long-métrage du Cambodgien Rithy Panh, Les Artistes du théâtre brûlé, qui évoque avec gravité mais sans pathos le sort dramatique des comédiens dans un pays ravagé hier par les massacres et aujourd’hui par la politique suivie par les autorités. Ou comme les films du Turc Fatih Akin, Crossing the Bridge (le quotidien des gens d’Istanbul à travers la vie musicale et culturelle de la ville), de l’Israélien Avi Mograbi, Pour un seul de mes deux yeux (une série de conversations téléphoniques entre l’auteur et un ami palestinien filmées sur plusieurs années pour nous proposer une sorte de journal intime plein de colère et d’humour), de la Britannique Kim Longinotto et de la Camerounaise Florence Ayisi, Sisters in Law (la justice au Cameroun à travers le travail au jour le jour d’une conseillère d’État et d’une présidente de cour), etc.
C’est cependant là encore très souvent à travers des films de fiction que le monde contemporain, ses problèmes et ses enjeux ont été explorés dans toutes les sélections. Comment mieux analyser, par exemple, la crise des systèmes de santé en même temps que les difficultés persistantes des anciens pays européens communistes pour retourner à la « normalité » qu’en suivant l’incroyable parcours d’un vieil homme trimballé toute une nuit de service en service dans tous les hôpitaux de Bucarest ? C’est ce que propose Cristi Puiu dans le passionnant et superbe La Mort de Monsieur Lazarescu, cette sorte d’« Urgences » à la roumaine à la fois drôle et touchant qui a fort justement reçu le Prix Un certain regard. Comment, par ailleurs, mieux dénoncer les blocages de la société iranienne qu’à travers le beau récit métaphorique Iron Island de Jazireh Ahani, qui raconte la vie rude et cocasse d’une communauté d’hommes et de femmes installés sur un vieux cargo abandonné en pleine mer dans le Golfe ? Ou mieux évoquer la sorte de folie à laquelle peut mener la fascination pour la vidéo et la surveillance qu’en racontant – dans Alice, du Portugais Marco Martin – comment un homme dont la fille a disparu peut se mettre à passer l’intégralité de ses journées à visionner des images recueillies grâce à des caméras installées ici et là pour tenter de retrouver l’enfant peut-être enlevée ?
Et l’on pourrait encore citer, à titre d’exemples, outre Delwende du Burkinabè Pierre Yaméogo (une critique des traditions africaines dévoyées), Mang Zhong du Sino-Coréen Zhang Lu (la difficile vie des immigrés, surtout quand il s’agit de femmes, dans la société chinoise actuelle), The King de James Marsh (l’hypocrisie des nouveaux prédicateurs profitant de la vogue du retour à la religion aux États-Unis) et tant d’autres oeuvres directement nourries par le « réel ».
L’insistance de certains thèmes dans beaucoup de films est frappante. Parmi ceux-ci : les problèmes des hommes avec la paternité et, plus généralement, la difficulté d’assumer la condition masculine ; l’émergence des femmes comme des acteurs majeurs des sociétés contemporaines ; la violence, et tout particulièrement la violence sociale, qui atteint des niveaux paroxystiques ; l’envahissement de l’audiovisuel et de ses techniques, qui modifient nos façons de penser et de vivre ; la mondialisation et ses conséquences, notamment avec le développement de l’émigration légale ou clandestine ; la fascination pour l’Amérique et la critique de sa domination idéologique.
Ces éléments de la réalité servent aussi bien de support, on l’a vu, à des films qui ont vocation à informer qu’à des oeuvres de « pure » fiction. Cela a souvent été le cas dans l’histoire du cinéma – le néoréalisme, ainsi, s’est développé, d’abord en Italie, il y a plus d’un demi-siècle -, mais jamais sans doute à ce niveau. À tel point que, même pour rester dans le domaine du cinéma d’auteur, les films prioritairement « artistiques » sont devenus très minoritaires et sont souvent même dévalorisés.
En oubliant par exemple de récompenser le superbe Three Times du Taïwanais Hou Hsiao-hsien, d’une beauté au moins équivalente à celle des derniers films de Wong Kar-waï, et en préférant le film des frères Dardenne à celui d’Haneke, plus original, ou de Jarmush, moins « sérieux », le jury a d’ailleurs semblé se soumettre à cet état des choses. Et nous dire : fini de rêver ! Ce n’est pas forcément une bonne nouvelle pour le cinéma. Car la simultanéité entre l’émergence du documentaire d’auteur subjectif, patente depuis le début du nouveau siècle, et la vogue du film de fiction très documenté peut conduire, si elle se confirme, à un déclin de ce qui fait la séduction, la force et l’originalité du septième art et le distingue radicalement de la télévision et d’autres modes d’expression, nobles ou « mineurs ».
Il n’y a aucune raison, bien entendu, d’opposer le cinéma qui privilégie l’imagination, la poésie ou la création formelle à celui qui s’attache à des sujets concrets ou « sérieux ». Les meilleurs films sont bien souvent ceux qui réussissent à concilier les deux, et ils sont toujours nombreux. Mais si le grand écran atteint parfois à l’universel, voire joue un rôle « visionnaire », c’est toujours en pariant sur ce qui fait sa spécificité, qui n’est pas en priorité d’informer le spectateur mais de l’émouvoir, le surprendre, le provoquer, le charmer par des moyens proprement cinématographiques, en affirmant un style et un regard à nul autre pareil. Aurait-on tendance à l’oublier ces temps-ci ?

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