Du Sahel à Paris

Dans la région de Kayes, l’argent des migrants fait vivre les familles, et permet d’échapper à la pauvreté. C’est pourquoi plus d’un adulte sur trois part travailler à l’étranger.

Publié le 30 mai 2005 Lecture : 12 minutes.

A Kayes, l’activité bat son plein. Située à l’ouest du pays près de la frontière avec le Sénégal, la ville, connue en France à travers les milliers d’émigrés qui l’ont quittée pour chercher fortune, a beau être située en plein coeur du Sahel et subir, en saison sèche, des températures dépassant 45 °C, les affaires fleurissent. Si, comme le déplorent de nombreux de Bamakois, « il n’y a plus d’argent », à Kayes, les espèces sonnantes et trébuchantes circulent. Les escadrons de motos Yamaha – les « chinoiseries », comme on les appelle ici – qui pétaradent dans les rues sableuses de la ville le prouvent. Ainsi que le nombre de téléphones portables. Ou encore le coût de la vie. Ici, le sac de riz de 50 kg vaut 15 000 F CFA (23 euros) contre 10 000 F CFA à Bamako. La raison ? La faiblesse de l’agriculture locale, l’enclavement de la région – qui tend à s’atténuer à l’heure où la route rejoignant Bamako est presque terminée -, mais surtout l’impact des revenus de l’émigration. « Ce sont souvent les migrants qui s’occupent de l’approvisionnement alimentaire des familles, explique Alou Keïta, directeur de la caisse de microfinance du Paseca (Programme de mise en place d’un système d’épargne et de crédit autogéré). Ils commandent par téléphone et achètent à crédit. Le problème, c’est qu’ils ne négocient pas ou presque, car ils sont déconnectés des réalités locales. Résultat, les commerçants font grimper les prix. »
L’argent de l’émigration attire des travailleurs venus du reste du pays. Ils sont des centaines à venir chercher à Kayes « leur petit Paris », comme le dit Kassim, 24 ans, originaire de la région de Koulikouro. Il est gardien et touche un salaire mensuel de 30 000 F CFA. Une misère. D’autant que, tous les trois mois, il envoie 40 000 F CFA à sa famille restée à Koulikouro. Son seul espoir : « partir en France ». Il ne craint pas les difficultés : « Le plus dur, c’est de partir. Ensuite, je trouverai du travail. La pire des situations là-bas, c’est comme une vie facile ici. » Quel métier exercera-t-il ? « Quand on est pauvre, on n’est rien. Le métier, on n’en a pas. On ne fait que se débrouiller. Moi, je ne suis jamais allé à l’école. Normalement, c’est là qu’on apprend les métiers. »
Dans les villages alentour, l’impact de l’émigration et des transferts d’argent qui en résultent est tout aussi perceptible : plusieurs maisons sont construites en dur et les infrastructures communautaires – écoles, forages, centres de santé, mosquées, adduction d’eau potable, etc. – y sont plus nombreuses qu’ailleurs dans le pays. Les quelque 100 000 Maliens installés en France (on compte environ 4 millions de Maliens expatriés dans le monde) sont essentiellement originaires du nord de la région. Sachant que la population de ces zones avoisine 1 million d’habitants, soit environ 500 000 adultes dont la moitié d’hommes, la conclusion s’impose d’elle-même : plus d’un homme sur trois émigre en France. Aussi rencontre-t-on, en visitant les villages, essentiellement des enfants, des femmes et des vieillards. Les concessions familiales y sont généralement immenses et peuvent regrouper jusqu’à cent personnes. Comme à Maréna Diombougou, à une soixantaine de kilomètres de Kayes. Maté y vit avec ses deux coépouses, leurs enfants et petits-enfants respectifs. Le tout dans un joyeux remue-ménage. Dans la cour extérieure, un groupe de jeunes garçons s’active pour peser et empaqueter la récolte de maïs. Un téléphone portable pend à la branche d’un acacia rachitique, unique arbre de la concession. « C’est le seul endroit où il y a du réseau », précise Maté. Son mari vit en France depuis quarante ans. Celui de sa fille aînée, Sounakarou, 19 ans, mère d’une fillette de 2 ans, habite Paris. Ni Maté ni Sounakarou ne connaissent la profession de leur époux en France. Les hommes n’en parlent pas, alors elles ne posent pas de question. La séparation ne les fait pas trop souffrir. Elles y sont habituées. Pour certaines familles, garder la femme au village représente aussi une sorte de garantie, qui oblige les maris à envoyer régulièrement de l’argent au pays. Mais Maté et Sounakarou, elles, ont choisi délibérément de rester au village. La France ne leur dit trop rien et elles préfèrent vivre avec la grande famille.
Fatou, elle, rêve de partir en France rejoindre son mari. Citadine dans l’âme pour avoir grandi en ville, curieuse et coquette, elle habite non loin de Maréna et peine à trouver sa place dans un village de brousse. Le mari est d’accord, mais le grand frère s’y oppose, car Fatou est la troisième épouse, la plus jeune. Elle n’a pas de problème avec ses deux coépouses, mais elle ne peut être la seule à partir. Dans sa vie, elle a surmonté des épreuves douloureuses : à la mort de son premier mari, avec lequel elle a eu trois enfants, sa belle-famille a voulu lui imposer la coutume du lévirat, c’est-à-dire l’obligation d’épouser le frère de son époux décédé. Elle a refusé. En conséquence, sa belle-famille lui a confisqué les enfants – un droit dans la société musulmane. Aujourd’hui, ils sont âgés de 15, 12 et 8 ans. Elle les voit rarement, même s’ils habitent dans la région : il leur est interdit de rendre visite à leur mère.
Contrairement à Fatou, certaines femmes disent de but en blanc, mais toujours à l’abri des oreilles masculines, qu’elles préfèrent que le mari soit loin, car ainsi « elles sont plus tranquilles ». Les mariages forcés, ou du moins arrangés, sont encore largement répandus. « Finalement, la situation nous convient, indique une jeune fille de 25 ans. On n’a pas les problèmes du quotidien avec le mari. Et quand il rentre, c’est la fête, on est heureux de se voir. » Quant à l’abstinence, ce n’est pas vraiment la question, car, « quand on fait l’amour, c’est surtout pour l’homme », dit-elle. Au mot « excision », la jeune femme baisse les yeux. Et dit simplement que « ça peut être un problème ». « L’essentiel, c’est de garder les enfants. Le mari, ensuite, on s’en fiche », ajoute même une vieille femme dont l’époux est récemment rentré de France. D’ailleurs, « il faut réapprendre à cohabiter, c’est difficile », conclut-elle.
Au-delà des avantages et des inconvénients qui jalonnent les relations individuelles, les migrants sont surtout, au quotidien, une source de financement extraordinaire. Chaque année, les Maliens de France transfèrent 180 millions d’euros au pays, indique une étude sur la valorisation de l’épargne des migrants maliens en France réalisée à la fin de l’année 2004 à l’initiative de la Coopération française. C’est trois fois plus que le chiffre de 60 millions d’euros qui, jusque-là, faisait référence. Et l’équivalent d’un quart du budget de l’État malien ! « Sur cette somme, 75 % sont consacrés aux dépenses courantes de la famille, 8 % à un projet immobilier, 5 % à 8 % à des dépenses de santé d’urgence, 5 % à des projets économiques et familiaux, et 5 % à des aménagements collectifs », explique Pierre-Yves Renaud, responsable de programmes de coopération à Kayes.
Et, depuis trente ans, le nombre de projets communautaires réalisés ne cesse d’augmenter, au gré des priorités : construction de mosquées dans les années 1970, hydraulique villageoise à partir des années 1980 et, depuis le milieu des années 1990, éducation fondamentale, ce qui constitue un progrès capital, selon Ibrahim Traoré, le maire de Kolimbine, à une trentaine de kilomètres de Kayes. Ancien migrant lui-même, il a vécu vingt et un ans en France. « Jusqu’en 1994, il n’y avait aucun établissement scolaire dans la zone, explique-t-il. Les populations restaient traumatisées par les souvenirs de l’époque coloniale, où les enfants étaient emmenés de force à l’école. En outre, les marabouts usent souvent de leur influence pour dénigrer « l’école française ». » Pour Baraka Fofana, acteur associatif depuis vingt ans, « la généralisation de l’enseignement dans la région annonce une vraie révolution des mentalités. Cela prendra du temps, mais l’école contribuera à fixer davantage les populations sur place. »
Depuis le début du processus de décentralisation au Mali en 1999, les associations de migrants en France (environ 400) travaillent en partenariat avec les communes. La maîtrise d’ouvrages et le coût des investissements ont ainsi pu être partagés, même si les migrants restent les premiers bailleurs de fonds. Dans le cercle de Yélimané, par exemple, ils ont financé 70 % des réalisations. Les maires ne peuvent que s’accorder sur le rôle irremplaçable de la migration. Dans le village de Kagnakari, à une centaine de kilomètres de Kayes, un tiers des 10 000 habitants vivent à l’étranger. Contrairement aux villages voisins, les exilés de Kagnakari sont surtout des Peuls, installés en Afrique centrale et occidentale. Au cours des quatre dernières années, ils ont financé la construction d’un marché, d’un jardin d’enfants, d’un abattoir, la création d’une radio communautaire, la réhabilitation de salles de classe, l’extension de la route principale jusqu’à l’entrée du village… « La migration est indispensable, précise le maire, Bassirou Bane. Pour les familles comme pour la collectivité. Les ressources communales sont très faibles. L’argent des migrants permet d’assurer la quote-part des communes exigée par l’État pour la réalisation de projets d’intérêt général. » De même, à Kolimbine, Ibrahim Traoré explique que « rien, à ce jour, ne peut remplacer l’émigration. Les précipitations sont insuffisantes et l’agriculture ne sera jamais une véritable option pour le développement de la région. Par ailleurs, il n’existe pas suffisamment d’emplois sur place. » La création d’activités productives locales est sans aucun doute le principal défi pour le développement de la zone. Des projets sont réalisés en ce sens. Ainsi, Cheick Oumar Siby, président de l’Association des jeunes du village de Maréna, s’est lancé avec succès dans le maraîchage. Après avoir travaillé sept ans en France, il a décidé de rentrer volontairement « pour faire quelque chose au pays et avoir une vie meilleure ». Aujourd’hui, il produit des oignons, des tomates, des gombos, des bananes… Et il en vit bien. De même pour Singalé Soumaré, la quarantaine, qui a réussi à créer sa propre entreprise de fourniture d’électricité solaire et de services de télécommunication. Installé à Kayes après avoir passé plus de quinze années en France, il a pu bénéficier de l’aide au retour offerte aux immigrés dans le cadre du projet de codéveloppement de la Coopération française (voir encadré ci-dessous). Au bout d’un an d’activité, il est devenu un des opérateurs incontournables de la région de Kayes. Quant à l’ambitieux projet d’Ahmada Soukouna, ancien migrant qui a entrepris la réalisation, à Kayes, d’un port sec, c’est-à-dire d’un lieu d’entreposage des marchandises comprenant notamment une zone sous douane, il est exceptionnel par son ampleur. D’une manière générale, le développement d’activités productives dans la région reste embryonnaire.
C’est en partie pourquoi le mythe de l’exil ne s’éteint pas, surtout dans une société majoritairement soninké, où le voyage est un rite quasi initiatique. Dans le village de Kanouté, à quarante kilomètres de Kayes, Boubacar et ses copains sont en train « de chercher le prix de leur transport » pour partir en Europe parce que « ici, il n’y a que la galère ». Enfoncés dans des chaises en plastique dans la cour d’une concession, ils jouent aux cartes et ils écoutent la musique de Tiken Jah Fakoly. À côté de la chaîne stéréo, une banderole affiche clairement : « groupe Al Qaïda ». C’est le nom de leur grin, ce groupe de retrouvailles entre amis. Ils l’ont choisi parce que « Ben Laden, c’est un homme, un vrai. Le seul qui ose résister aux Américains ». À Kanouté, ils travaillent dans les champs et s’occupent de crépir les maisons. Mais ça ne leur prend que quelques mois dans l’année tout au plus. Le reste du temps, ils se retrouvent pour causer et boire du thé. Tous ont des amis ou des parents en France et sont bien décidés à les rejoindre. Le plus tôt possible.
Pourtant, ils sont nombreux, les « vieux », à leur raconter les misères de la vie en France. Mamady, avec son accent de titi parisien, ne mâche pas ses mots. À 50 ans, il vient de rentrer dans son village natal, à Maréna Diombougou, après une trentaine d’années en France à travailler comme ouvrier à Boulogne, Saint-Denis, Massy-Palaiseau… La vie en France, il n’y voit que des inconvénients : « Tu perds ton temps, ta femme, tes gosses. Tu gagnes trop peu d’argent, tu te serres la ceinture et ça ne suffit même pas. La vie au foyer, c’est pas évident. » Les migrants envoient en moyenne un tiers de leur salaire au pays. Pour ce faire, résider en foyer est un impératif. Qui comporte bien des contraintes. Au-delà des conditions de vie, les foyers sont régis selon une organisation sociale stricte. Les pouvoirs traditionnels sont recréés : les chefferies, les structures villageoises et, depuis peu, les structures communales. Les migrants sont également obligés de cotiser, selon des grilles précises, aux caisses de solidarité. L’anathème social tombe comme un couperet pour celui qui refuserait de se soumettre aux règles. Un mode de fonctionnement autoritaire, mais qui a porté ses fruits au vu de la multitude des réalisations communautaires au pays. Cela étant, « les jeunes sont moins solidaires que nous l’étions, indique Abdoulaye Dramé, ex-migrant et animateur de la caisse de microfinance Paseca. Quand nous avons quitté le Mali dans les années 1960-1970, nous étions poussés par la faim et la misère. Nous partions pour survivre, pour appuyer la famille. Aujourd’hui, les jeunes partent généralement pour trouver une vie meilleure. Ils n’ont pas connu la misère. Au contraire, ils ont souvent bénéficié des envois de fonds de leurs parents migrants. »
Surtout, l’émigration est beaucoup plus difficile qu’elle ne l’était auparavant. « En fermant les portes, on oblige les gens à rester, indique le maire de Kolimbine. Auparavant, on se faisait remplacer par les jeunes. On ne passait que quelques années en France. Les « Malibataires », comme on les appelait, revenaient d’eux-mêmes. Désormais, les immigrés sont condamnés à rester en France. »
Autant de difficultés qui ne découragent en rien les candidats à l’exil. Ni même ceux, comme Salif, habitant de Kolimbine, qui ont été expulsés. Maigre, le regard angoissé, les mains crispées, ce jeune garçon de 25 ans raconte comment il s’est senti « humilié » et « victime d’une injustice ». Son oncle lui avait prêté les 2 millions de F CFA nécessaires pour l’achat du visa et du billet d’avion. Il a passé deux ans et demi à Paris. Sans papiers. Sans travail, sauf un peu d’activité au noir au foyer. Il ne gagnait presque rien, mais ce peu d’argent, il a tout de même réussi à l’envoyer à sa famille « pour lui venir en aide », « la seule motivation » de son voyage. Jusqu’au jour de novembre 2003 où il s’est fait arrêter sur le marché aux puces de Montreuil. On l’a transféré dans un centre de rétention, à Vincennes, où il s’est fait tabasser par les gardiens. Neuf jours plus tard, on l’a emmené à Roissy. Il a refusé d’embarquer. « Alors, on m’a battu encore et on m’a menotté les mains et les pieds. Quelques heures plus tard, il s’est retrouvé à Bamako. Avec 80 euros en poche. Rien d’autre. Depuis son retour au village, il tente de survivre. Dans sa famille, personne n’est migrant. Tout le monde comptait sur lui. Bien sûr, « ils ont compris que je n’avais pas fait exprès de rentrer. Mais moi, j’ai mal ».
À entendre ces paroles, Maly Bah sait pourquoi elle se bat. Animatrice associative, passionnée par toutes les questions de développement de sa région, elle a fait de la sensibilisation sur la migration son combat. Chaque semaine, elle anime une émission à la radio rurale de Kayes et aborde bien des sujets qui fâchent. Son credo : « Je ne suis pas contre la migration. Mon mari est lui-même un migrant. Seulement, il faut que les gens sachent à quoi s’attendre quand ils arrivent en France. Et surtout, il faut que les jeunes comprennent que leur meilleure chance de réussir dans la vie, ici comme en France, ils la trouvent dans l’éducation et les études. »

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