De Sidi Bel-Abbès à La Haye, un parcours exceptionnel

Publié le 30 mai 2005 Lecture : 10 minutes.

Un bref aperçu du curriculum vitae de Mohamed Bedjaoui suffirait à décourager n’importe quel journaliste désireux de lui consacrer un portrait exhaustif. Aucun exercice de ce type ne saurait être complet, tant la carrière de Mohamed Bedjaoui est riche. Juriste accompli, sommité dans sa spécialité – le droit international -, diplomate et militant de l’indépendance de l’Algérie et de l’émancipation du Tiers Monde, le nouveau chef de la diplomatie algérienne allie talent et humilité. Son verbe emprunte au lyrisme et au bon sens populaire, son propos est truffé de références littéraires. À 76 ans, cet homme respire la modernité sans trahir la tradition. Son discours peut faire appel aussi bien à un verset du Coran qu’à une phrase de Goethe ou de Descartes. Il concilie l’élégance de l’esthète, la rigueur de l’académicien, la finesse du juriste et la prudence du diplomate. L’envergure de cet homme était trop grande pour qu’il ne se consacre qu’à une seule cause, un seul pays. Son destin lui permettra de mettre son savoir-faire au service du Tiers Monde. Ses talents de juriste contribueront à enrichir la jurisprudence internationale. Bref, un personnage fascinant.
Contrairement à ce que laisse entendre son nom, Mohamed Bedjaoui n’est pas originaire de Béjaïa. Il est né le 21 septembre 1929 à Sidi Bel-Abbès, dans l’ouest du pays, au sein d’une famille des plus modestes. Orphelin à 4 ans, il n’a pas eu la chance de connaître son père, un ouvrier cordonnier, décédé en 1933. Son oncle maternel, qui vit dans la grande banlieue de Tlemcen, le prend en charge. « Pour pouvoir aller en classe, il lui fallait travailler, se souvient Baya Zouggar, veuve d’Ahmed Francis, premier ministre des Finances de l’Algérie indépendante et beau-père de Mohamed Bedjaoui. Il se levait aux aurores, se rendait aux halles de Tlemcen avec son oncle. Il en revenait chargé de sacs de fruits et de légumes. Il préparait l’étal, disposait sa marchandise en pyramide, puis se rendait à l’école. »
Mohamed Bedjaoui grandit dans cette misère aux vertus pédagogiques, faisant des rencontres dont il garde en mémoire quelques épisodes. Il se souvient ainsi de ses échanges avec un mejdoub, terme désignant l’un de ces marginaux à la réputation de visionnaire. « Je le croisais pratiquement tous les jours sur mon chemin vers l’école. Il avait toujours un mot pour m’encourager. Un jour, il m’a dit que, si je voulais réussir, je devais me méfier de la politique, des femmes et du jeu. Que reste-t-il ? lui ai-je demandé. Sa réponse a fusé. Un ennemi à abattre : le travail. »
Il a 16 ans quand le monde est débarrassé de la barbarie nazie, mais, en ce 8 mai 1945, dans la région de Sétif, dans l’Est algérien, des dizaines de milliers d’Algériens sont sauvagement assassinés pour avoir revendiqué leur part de liberté. C’est là que naît son sentiment d’appartenance à une nation dont on dénie l’existence. Il s’engage dans le mouvement national, sans pour autant délaisser ses études au collège colonial de Slane puis au lycée de Tlemcen. Il obtient son baccalauréat en 1948 et s’inscrit à la faculté de droit de Grenoble. Il y décroche, en 1951, une licence en droit et un certificat d’aptitude à la profession d’avocat (Capa). Ses études ne l’empêchent pas de rester un militant actif. Membre influent du Groupement des étudiants d’outre-mer (Geom), il milite pour l’indépendance de l’Indochine, celle de Madagascar et celle du Maghreb. Précision : chez cet amoureux de la langue de Molière, qu’il maîtrise à la perfection et sans accent, le mot Maghreb est toujours prononcé à « l’arabe » avec un « GH » prononcé et un roulement du « R » malicieux.
Son engagement politique n’est pas sans conséquence sur son parcours universitaire. Il lui vaut d’être écarté arbitrairement du concours d’entrée à l’École nationale d’administration (ENA) de Paris, en 1953. Il renonce à intégrer ce prestigieux établissement non sans avoir préalablement fait condamner, en mai 1954, l’administration française par le Conseil d’État pour décision inique. L’arrêt « Barrel, Bedjaoui et autres » est entré dans les annales du droit administratif, inscrit dans le programme de toutes les facultés de droit de l’Hexagone.
En 1954, il est le doyen des étudiants maghrébins à Grenoble. Bien que ce genre de loisir ne lui soit pas habituel, il organise à l’intention de ses condisciples une excursion en montagne, affrétant deux bus. En fait, il avait appris qu’Habib Bourguiba, héros de la cause maghrébine, séjournait dans les Alpes françaises, à Montgenèvre. « C’est là que je fis la connaissance d’un jeune homme particulièrement doué, Béchir Ben Yahmed, qui sera, deux années plus tard, secrétaire d’État tunisien à l’Information. »
Aucune raison ne le poussait à exprimer sa fascination pour le personnage de Bourguiba, sinon son attachement précoce au Maghreb. Il tenait à faire partager son amour pour l’Afrique du Nord à ses condisciples. Le brillant jeune homme croisé à Montgenèvre lancera quelques années plus tard le journal L’Action. Mohamed Bedjaoui en devient le correspondant occasionnel. « C’était sans doute une erreur de jeunesse », commente-t-il aujourd’hui. Une autre précision s’impose : grâce à son sens de l’humour, cet homme sait donner de la légèreté aux propos les plus sérieux.
Bientôt, il quitte amphis et bibliothèques pour se consacrer à la cause sacrée, celle de l’indépendance. Il rejoint la délégation extérieure du Front de libération nationale (FLN), représente son pays en devenir aux quatre coins de la planète, de Rome à Pyongyang, en passant par Bruxelles à Pékin. En janvier 1957, il pénètre pour la première fois la dans la Maison de verre, siège des Nations unies à New York, dépêché par l’Union générale des étudiants maghrébins (Ugema) pour y apporter publiquement le soutien des étudiants au FLN.
En 1958, le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) est créé au Caire. Mohamed Bedjaoui en devient le conseiller juridique. À ce titre, il remportera ses deux premières grandes batailles internationales. La première est la dénonciation, avec succès, du Pacte de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) dans laquelle la France était partie et qui couvrait l’Algérie française. Sa seconde victoire est peu banale : l’adhésion de l’Algérie combattante aux quatre Conventions de Genève de 1949 sur le droit humanitaire. Nul autre mouvement de libération nationale ne peut revendiquer une telle prouesse juridique. Celle-ci lui vaudra de faire partie de la délégation de négociateurs du FLN lors des pourparlers d’Évian et de Lugrin.
Au lendemain de l’indépendance, il occupe brièvement le poste de directeur de cabinet du président de l’Assemblée constituante, puis est nommé secrétaire général du gouvernement, jusqu’en 1964 où il est appelé à la tête du ministère de la Justice. Un maroquin qu’il détient jusqu’en décembre 1970, date à laquelle il est désigné comme ambassadeur à Paris.
Un véritable cadeau empoisonné pour un juriste contraint de s’habiller en diplomate. Le terrain est, en effet, des plus minés. C’est le temps des nationalisations des gisements pétroliers de Hassi Messaoud, celui de l’embargo français contre le vin algérien (à l’époque deuxième source de revenus pour le budget de l’État), celui de la crise de la coopération culturelle algéro-française. Durant neuf années, Bedjaoui fera ses preuves de diplomate hors pair, tout en multipliant la publication d’ouvrages académiques et en menant une intense activité de rapporteur spécial de la commission du droit international pour les problèmes de succession d’États.
En septembre 1979, Mohamed Bedjaoui quitte Paris pour New York, où il est nommé représentant permanent de l’Algérie auprès de l’ONU. Il y donne la pleine mesure de ses talents de juriste au service de la diplomatie de son pays. Les batailles procédurales qu’il mène sont le plus souvent éprouvantes. À l’issue de l’une d’elles, qu’il a brillamment remportée, il félicite longuement son adversaire du jour. « Nous le soupçonnions d’y avoir pris un cruel plaisir, écrit Ahmed Benyamina, ancien ambassadeur à Londres et l’un de ses collaborateurs de l’époque(1). Mohamed Bedjaoui s’en défendit, nous rappelant que l’adversaire d’une bataille pouvait être l’allié précieux d’une autre. »
Cela dit, le sens de la répartie de Bedjaoui l’amenait parfois à frapper avec rudesse. Un expert, agacé de devoir céder à un argument juridique, avait cru bon de dire à Bedjaoui : « Vous savez, j’ai les épaules larges et épaisses. » La réplique de Bedjaoui fut cinglante : « Vous n’en aurez que plus de mal à vous relever si vous tombez. »
L’admiration de ses collaborateurs n’avait d’égale que sa propre humilité. M’hamed Achache, ancien ambassadeur d’Algérie en Angola, se souvient qu’à la veille d’une confrontation procédurale importante il lui avait demandé de rédiger l’introduction au débat. Achache y consacrera toute la nuit. Le lendemain, Bedjaoui avait son propre projet de discours. Achache fit quelques réserves sur certains passages. Bedjaoui accusa le coup sans broncher, puis lui demanda de lire sa mouture. Sans fausse modestie, il tranchera en faveur du travail de son collaborateur.
Abdelkader Messahel est aujourd’hui ministre délégué, chargé des Affaires africaines et maghrébines, auprès de Mohamed Bedjaoui. En 1980, il était déjà son lieutenant aux Nations unies. Dans un témoignage publié en 1999(2), il rendait déjà hommage à son patron. Il décrit ce qu’il appelle « la technique Bedjaoui du sous-amendement ». Elle consiste à introduire dans un projet de résolution adverse un sous-amendement inspiré de principes universellement admis (le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, par exemple) de telle sorte que son adoption ne saurait être rejetée. Une fois adopté, ce « virus dévastateur » annihile l’objectif de la résolution indésirable et pousse ses auteurs à la retirer. Depuis, la technique Bedjaoui a souvent été utilisée, y compris par certains membres du Conseil de sécurité.
Un épisode de la bataille juridico-diplomatique autour du Sahara occidental, rapporté par Abdelkader Messahel, est édifiant. Pour mieux comprendre cette anecdote, il est utile de savoir qu’une intervention écrite est soumise à embargo, donc non diffusée aux participants, jusqu’à la fin de la lecture du texte. Ce jour-là, Abdelatif Filali, représentant permanent du Maroc auprès de l’ONU, prend la parole. À peine a-t-il achevé de lire son texte que Mohamed Bedjaoui demande à user de son droit de réponse. Il lit une cinquantaine de pages répondant, point par point, à l’intervention de Filali, supposée avoir bénéficié de l’embargo. Manifestement, Bedjaoui avait disposé, au préalable, du discours de son collègue. Le coup était rude et l’hilarité fut générale. Une déléguée marocaine ne put retenir son émotion : « Je vous hais, Monsieur Bedjaoui. » Savait-elle seulement que cet homme avait fait partie, en 1956, de la poignée de cadres ayant entouré Hadj Ahmed Belafred lors de la mise en place du ministère marocain des Affaires étrangères ?
La récente nomination de Bedjaoui pourrait inquiéter les Marocains. Mohamed Bedjaoui balaie ces appréhensions d’un revers de bras. « Nul ne peut mettre en doute mon profond respect pour le Maroc, sa monarchie et son peuple. Je voue à ce pays une affection sans faille. Vous savez, ma mère est enterrée à Oujda et j’ai subi de nombreuses pressions de la part de proches pour que je rapatrie ses restes. Cela ne m’a jamais traversé l’esprit. Elle est très bien là où elle est, dans cette terre qui l’a accueillie. L’affaire du Sahara occidental est une histoire de décolonisation, l’Algérie n’a eu, n’a et n’aura jamais une quelconque revendication territoriale. Certains avancent que l’Algérie a besoin d’un accès sur l’Atlantique. Pourquoi aurions-nous alors refusé l’idée d’union politique et économique que nous a proposée, à la fin des années 1960, le président Mokhtar Ould Dada ? En quoi une façade maritime sur l’Atlantique serait-elle vitale pour nous, alors que nous disposons d’une vingtaine de ports sur une côte s’étalant sur 1 200 kilomètres, face à notre principal partenaire commercial, l’Europe ? Mon pays est prêt à signer au bas d’une page blanche tout accord entre Marocains et Sahraouis. Que pourrions-nous faire de plus pour prouver notre bonne foi ? »
Au cours de son séjour new-yorkais, Mohamed Bedjaoui préside le Groupe des 77, regroupant des pays de l’hémisphère Sud, il dirige le comité de contact sur la Namibie, et accomplit de nombreuses missions pour le compte des Nations unies jusqu’à sa nomination, en 1982, en qualité de juge à la Cour internationale de justice, à La Haye. Il y fait une carrière exemplaire, devenant président de chambre, en 1984, et, dix années plus tard, président de la Cour.
Le fils du cordonnier de Sidi Bel-Abbès n’en a sans doute jamais rêvé, mais il est devenu le premier magistrat de la planète. Son grand-père qui le taquinait lors de ses longues soirées studieuses, éclairées à la bougie, ne cessait de lui répéter : « Tu ne seras jamais diriktour », traduire par directeur d’école, ce qui représentait à l’époque, dans l’imagerie populaire, un poste d’envergure exceptionnelle… L’aïeul n’en reviendrait pas de savoir que son petit-fils a eu à arbitrer les conflits les plus complexes, telle la crise entre le Mali et le Burkina, le tracé des frontières maritimes entre la Guinée de Sékou Touré et la Guinée-Bissau de João Bernardo Vieira.
Ces arbitrages ont été nombreux, mais jamais son intense activité politique ou diplomatique n’a eu raison de ses premières amours : le droit international. Membre de sociétés savantes, d’associations de juristes et autres commissions universitaires, cet homme au temps si précieux n’est jamais chiche en heures consacrées à la lecture d’un projet de thèse à l’intérêt douteux.
Quelques jours après sa nomination au sein de l’équipe d’Ahmed Ouyahia, au sortir d’un Conseil de gouvernement, un ministre n’a pu cacher son admiration : « Avec lui, le niveau des débats s’est sensiblement élevé. »

1. Liber Amicorum Mohamed Bedjaoui, d’Emile Yakpo et Tahar Boumedra, Kluwer Law International, La Haye 1999.
2. Ibid.

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