Coupables sur ordonnance

Condamnés sans preuve pour avoir inoculé le virus du sida à des enfants libyens, cinq infirmières bulgares et un médecin palestinien seront-ils exécutés ?

Publié le 30 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

Elles ne sont pas encore dans le couloir de la mort. Plutôt dans son antichambre. Pas certaines d’être condamnées à la peine capitale, mais pas sûres non plus d’avoir la vie sauve. C’est la Haute Cour de justice libyenne qui devait en décider – sauf report imprévu -, le 31 mai.
Elles, ce sont Christiana Valcheva, Valia Cherveniashka, Nasya Nenova, Valentina Siropulo et Snezhana Dimitrova. Elles ont entre 38 ans et 56 ans et sont de nationalité bulgare. Il y a six ans encore, elles étaient infirmières en Libye. Six ans, une éternité. Depuis 1999, elles sont en détention préventive, accusées d’avoir volontairement inoculé le VIH-sida à des enfants. Les pressions internationales n’ont pourtant pas manqué pour les faire libérer. Tout récemment, le président bulgare Gueorgui Parvanov a plaidé leur cause auprès de Condoleezza Rice, la secrétaire d’État américaine, et il envisage de rencontrer à ce sujet Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies. Les principaux représentants de l’Union européenne (UE), Romano Prodi en tête, ainsi que plusieurs chefs d’État, dont Jacques Chirac, ont apporté leur soutien aux infirmières. La Commission et le Parlement européens aussi.
Retour en arrière. Au cours de l’été 1998, à l’hôpital pédiatrique d’al-Fateh, à Benghazi (nord-est du pays), près de quatre cents enfants sont inexplicablement infectés par le virus du sida. Une enquête est diligentée et, six mois plus tard, le 9 février 1999, vingt-trois coopérants bulgares sont arrêtés, sans mandat, par la police, et conduits les yeux bandés dans un lieu tenu secret, où ils sont longuement interrogés. Ces professionnels de la santé avaient quitté leur pays dans l’espoir d’une vie meilleure. Ils vont découvrir le pire.
Car en Libye, l’émotion est considérable. Au chagrin des parents s’ajoute une violente colère populaire. L’opinion réclame justice. Il lui faut des coupables, un bouc émissaire. Des étrangers – le personnel hospitalier bulgare, en l’occurrence – font parfaitement l’affaire…
La majorité des Bulgares arrêtés sera relâchée, à l’exception de cinq infirmières auxquelles s’ajoute un médecin palestinien, Achraf al-Hajouj. Accusés d’avoir inoculé sciemment le virus du sida aux enfants, ils sont mis en examen pour « atteinte à la sécurité de l’État » et incarcérés, malgré leurs protestations d’innocence et les nombreuses incohérences du dossier d’instruction (voir J.A.I. n° 2262). Ainsi, certains enfants auraient été contaminés avant que les accusés aient pris leurs fonctions à l’hôpital. De nombreuses victimes n’auraient jamais été soignées au sein des services où travaillaient les coopérants. Enfin, des experts reconnus, comme le Pr Luc Montagnier (codécouvreur du virus du sida) et son confrère italien Vittorio Colizzi, conviés en 1999 et en 2003 à enquêter en Libye, ont exclu, dans un rapport remis à la Fondation Kadhafi (que dirige l’un des fils du colonel, Seif el-Islam), toute possibilité d’inoculation délibérée.
Selon le Pr Montagnier, la contamination, de nature nosocomiale, aurait pour origine l’hospitalisation, en 1997, d’un enfant porteur du virus. L’hygiène déplorable de l’établissement et la réutilisation de seringues jetables, impropres à une seconde stérilisation, auraient entraîné la transmission accidentelle du sida à d’autres petits malades. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) penche pour la même hypothèse.
Mais, pour les autorités libyennes, l’affaire est entendue. Après s’être intéressée au dossier en 2003 et avoir tenté d’adoucir les conditions carcérales des infirmières, la Fondation Kadhafi interrompt sa médiation. Selon Tripoli, les accusés ont été manipulés par la CIA et le Mossad – les services secrets israéliens – pour « nuire à la sécurité de la Libye ». Ils sont reconnus coupables d’« assassinat avec préméditation ». Cette thèse sera ensuite abandonnée au profit de celle de l’« expérimentation ». Des preuves sont alors fabriquées, comme ces flacons de sang contaminé « retrouvés » chez l’une des infirmières, Christiana Valcheva, lors d’une perquisition à son domicile. Curieusement, ils ne seront jamais présentés pour analyse à un expert indépendant.
Mais il y a pis. Parce qu’elles nient les faits, les cinq femmes, dénudées et ligotées, sont tabassées et torturées à l’électricité. Elles résistent. Alors, pour les briser, on lance sur elles des bergers allemands et on menace de s’en prendre à leurs enfants restés en Bulgarie. Nasya Nenova et Christiana Valcheva finissent par passer aux aveux, avant de se rétracter. Au cours du premier procès, Nasya trouvera le courage de dénoncer ses tortionnaires. À ce jour, aucun des dix officiers mis en cause n’a été jugé…
Si les tortures ont cessé, pour les cinq infirmières la descente aux enfers se poursuit. Elles resteront, pendant deux ans, dans l’isolement le plus total, privées de nouvelles de leurs familles. Moralement très affaiblie, Nasya Nenova tentera même de s’ouvrir les veines.
Le 6 mai 2004, après avoir croupi cinq ans dans leur geôle, les infirmières et le médecin palestinien sont reconnus coupables en première instance et condamnés à la peine capitale. Le tribunal, dans sa grande clémence, décide que les accusées ne seront pas pendues mais… fusillées. Pâles et défaites, serrant entre leurs mains une icône de saint Georges, les malheureuses entendent sans comprendre l’énoncé du verdict. À la sortie de la salle d’audience, l’interprète leur traduit la sentence pendant que la foule, massée devant le palais de justice, lance des appels au meurtre.
« J’ignore ce qui va advenir. Peut-être reste-t-il une issue, mais, en cinq ans, ils nous ont déjà tuées », confie Valentina Siropulo à un journal bulgare, du fond de la prison de Benghazi où elles ont été transférées. Seule Christiana semble garder son sang-froid : « Nous envisagions toutes les hypothèses, y compris celle-ci. C’est une sinistre mascarade. Je ne suis pas inquiète. Je suis innocente et, durant cette procédure, je n’ai été qu’observatrice. Il est inadmissible que l’on s’acharne sur nous comme si nous étions des barbares. J’attends un miracle… »
Celui-ci ne s’est pas encore produit. La défense, pourtant, ne désespère pas d’obtenir l’annulation de la procédure en invoquant les tortures subies par les accusées pour leur extorquer des aveux. Son pourvoi en cassation a été examiné le 29 mars dernier, sans que la Haute Cour se prononce sur la recevabilité de l’appel. Le verdict est attendu le 31 mai. Les infirmières et le médecin se raccrochent maintenant à ce maigre espoir.
Selon le Britannique George Joffre, spécialiste de la Libye, « Kadhafi déclarera que la condamnation est prorogée, avant de finir par gracier les accusés. Cela risque de prendre du temps. Le tribunal peut difficilement ignorer l’immense colère qui s’est emparée de l’opinion, surtout dans la région de Benghazi. C’est ce qui explique le caractère politique de cette condamnation. »
De fait, Mouammar Kadhafi, à nouveau « fréquentable » depuis qu’il a officiellement renoncé au terrorisme et à poursuivre son programme nucléaire, se trouve dans une situation très inconfortable. D’un côté, il subit les pressions de la communauté internationale : l’UE a fait savoir que ces condamnations font obstacle à la normalisation de ses relations avec la Libye, tandis que Washington les juge « inacceptables ». De l’autre, son opinion publique crie vengeance, d’autant que cinquante enfants contaminés ont déjà succombé.
Kadhafi a cherché à monnayer la vie des infirmières auprès du président bulgare en échange de la construction d’un hôpital à Benghazi et de la prise en charge médicale des victimes en Europe, ou en échange d’indemnités égales à celles versées par la Libye aux familles des victimes de l’attentat commis par ses services secrets contre un avion de la PanAm au-dessus de la ville écossaise de Lockerbie, en 1988. Un compromis auquel la Bulgarie se refuse, puisqu’il équivaudrait à admettre la culpabilité de ses ressortissantes. Sofia a d’ailleurs choisi de jouer la carte de la discrétion pour ne pas nuire à ces dernières. « Moins nous parlons [de ce procès], moins nous le politisons, plus grandes seront les chances d’acquittement », déclarait, à la fin du mois de mars, le Premier ministre bulgare Siméon de Saxe-Cobourg-Gotha. Au fond de leur geôle, six personnes attendent, dans l’angoisse, l’issue de cette partie de poker qui viendra sceller leur sort.

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