Avoir 20 ans à Bamako

Les jeunes, qui représentent les deux tiers de la population, ne s’estiment pas suffisamment écoutés. Quels sont les rêves, les craintes et les espoirs de la nouvelle génération face à son avenir ?

Publié le 30 mai 2005 Lecture : 9 minutes.

Les casses qui ont suivi la défaite de l’équipe de football du Mali face à celle du Togo le 27 mars dernier ont secoué les Bamakois. Voitures incendiées, magasins pillés, bâtiments publics vandalisés… Les Maliens n’avaient pas vu pareilles scènes de saccage depuis les événements de 1991 qui aboutirent à la chute du dictateur Moussa Traoré. Une quarantaine de jeunes ont été condamnés, et le chef de l’État a limogé les principaux responsables des services de sécurité. Mais comment expliquer de tels excès ? L’importance du football en Afrique, comme ailleurs, n’est plus à démontrer. Mais au-delà de la frustration de la défaite sportive et du phénomène international du hooliganisme, ces incidents résonnent comme un signal d’alarme, traduisant le désespoir d’une jeunesse désoeuvrée, mais avide de victoires et de reconnaissance.
L’université n’offre plus, on le sait depuis longtemps, d’avenir à la jeunesse malienne et africaine en général. Surpolitisées, les facultés ont vu leur niveau se détériorer. Les grèves à répétition ont multiplié les « années blanches ». À cela s’ajoutent le manque de matériels et la surcharge des effectifs, conséquence directe de l’accès illimité à l’enseignement supérieur. À la Faculté des sciences juridiques et économiques de l’université de Bamako (FSJE), ils sont plus de 12 000 étudiants dans des locaux destinés à en accueillir quelques centaines. Au Mali, 49 % de la population avait moins de 15 ans en 2002. Résultat, l’enseignement absorbe une grande partie des moyens de l’État (30 % du budget) pour un résultat peu satisfaisant.
Dans ce système paupérisé et continuellement en manque de moyens, la corruption s’est généralisée, achevant de décrédibiliser l’université. En novembre dernier, le ministre de l’Éducation nationale, Mohamed Lamine Traoré, a pris des mesures pour lutter contre les fraudes qui sévissent à la FSJE, avec la complicité directe de professeurs et de certains responsables de la faculté, mais aussi de policiers, de douaniers et de magistrats. Vente de sujets, notes de complaisance, harcèlement sexuel, droit de cuissage… la liste est longue. Et les étudiants, parfois corrupteurs autant que corrompus, ont aussi leur part de responsabilité. La décision du ministre d’annuler des examens jugés largement truqués avait entraîné des heurts violents sur le campus universitaire entre ceux qui étaient pour la mesure et les autres. Le tout se soldant par la mort tragique d’un jeune. Cet épisode aura permis, s’il en était encore besoin, de révéler l’ampleur de la gangrène.
Outre la baisse de sa qualité, l’enseignement supérieur ne parvient pas non plus à proposer des formations adaptées aux besoins du marché. Les 10 et 11 mai se tenait à Bamako la première édition du Forum Mali Talents à l’initiative de l’Agence pour la promotion de l’emploi des jeunes (Apej). Didier Acouetey, responsable du cabinet de conseil Afric Search, coorganisateur de l’événement, relevait le « déphasage entre les besoins des entreprises et les profils des candidats présents. Leurs formations sont généralement très académiques : ils sont sociologues, juristes, économistes… Or les entreprises cherchent plutôt des financiers, des comptables, des commerciaux ».
Aussi, comment s’étonner du découragement des jeunes ? Du ras-le-bol de Brin, de Damas, de Diouf, de Barou ou d’Hadji ? Tous ont entre 20 et 30 ans et, chaque soir, ils se réunissent pour le grin, ce groupe de retrouvailles entre amis et véritable institution de la société malienne. Assis autour d’un petit brasero pour le thé, ils viennent « discuter, rigoler et oublier les problèmes » : pauvreté, chômage, situations familiales… « La seule chose qui nous maintient, c’est la solidarité, déclare Barou. À part ça, le Mali, c’est rien. Le pays est sur répondeur. » Brin opine. Il est en dernière année de formation de technicien de santé. Parallèlement à ses études, il est stagiaire à l’hôpital. Un travail bénévole, mais qui lui permet « d’augmenter [ses] connaissances et de tuer les idées pour éviter de ruminer ». Car des soucis, lui et ses amis en ont trop : « Nos parents étaient cadres. Aujourd’hui, ce sont des chefs de famille à la retraite. Mais nous, les enfants, on a du mal à prendre la relève. À la fac, tout est fait pour décourager les étudiants. L’école ne promet rien. Si je termine, qu’est-ce qui m’attend ? » « Au Mali, il y a trop de blessés scolaires, ajoute Barou. Aucun dirigeant de ce pays n’inscrit ses enfants à l’université malienne. Ils sont tous à l’étranger. Cela prouve bien que le système est défaillant. »
La réflexion sur l’orientation des cursus, l’importance respective de l’enseignement académique et des formations professionnelles, est toutefois en cours. Et des écoles privées commencent à apparaître. Comme l’Institut des hautes études en management (IHEM), fondé en 2000 et qui propose, entre autres, un MBA avec l’université du Québec, à Montréal, seule formation du genre au Mali. Mais « si obtenir un diplôme de qualité est essentiel, ça ne suffit pas », explique le directeur de l’établissement, Abdoullah Coulibaly. Adepte du « métissage des compétences » entre Européens et Africains, cet ancien consultant international qui a roulé sa bosse aux quatre coins du monde estime que « le défi du développement en Afrique est avant tout comportemental. Consolider les acquis, mais aussi savoir identifier les dysfonctionnements et se remettre en question. Souvent, les Africains n’aiment pas cela. Mais c’est indispensable. Si notre école en Afrique est malade, c’est que nous avons perdu la culture de l’effort. Les jeunes sont impatients et attirés par l’argent facile. Or pour développer un pays, il faut de la rigueur et de la persévérance ». C’est aussi l’avis de Diaminatou, 26 ans, commerçante, qui estime que « le problème des Maliens, c’est que tous veulent être riches sans travailler ». Elle se moque de son frère Seydou, 22 ans, qui vient d’abandonner le lycée, mais qui jure que « dans trois ans, [il] sera riche et [s’]achètera une voiture dernier cri que même les Français n’osent pas se payer ».
Dans une économie encore largement dominée par l’État, les idées de responsabilité, d’autonomie et de libre entreprise professées par Abdoullah Coulibaly font de lui un prophète en son pays. Cependant, certains jeunes arrivent à percer. Comme Sidi Dagnoko. Âgé de 28 ans, il est à la tête, avec deux associés, de la société de communication Spirit, créée en 2003. Issu d’un « milieu moyen, plutôt intello avec un père professeur d’université », né dans une famille « pas pauvre mais pas riche non plus », c’est après avoir obtenu une maîtrise de droit qu’il découvre le monde de la communication. Il décroche une formation privée et, deux ans plus tard, monte sa propre société avec deux associés. Aujourd’hui, les affaires marchent bien, et Spirit compte parmi ses clients les groupes Total et CFAO.
Autre parcours exemplaire, celui de Mohamed Niangadou, le « roi » du portable au Mali. Il a su profiter de l’explosion du marché de la téléphonie mobile que se partagent Malitel et Ikatel. Né en 1971, Mohamed est un autodidacte qui n’est jamais allé à l’école. Dès son plus jeune âge, il a accompagné son père et ses frères commerçants dans leurs voyages à travers la sous-région. En 1995, en Côte d’Ivoire, il découvre le téléphone portable. Immédiatement, il se passionne. Il apprend seul, avec des copains, « en tripatouillant, en surfant sur Internet, en essayant de dénicher des logiciels gratuits ». Lorsqu’il s’installe au Mali en 2002, « personne ne savait encore débloquer les téléphones ». Les affaires marchent très fort. Aujourd’hui, Mohamed a formé des dizaines de techniciens, emploie sept personnes à plein temps, accueille chaque mois des stagiaires et a même des « correspondants » à Ségou, Mopti, Kayes, Nioro et Sikasso. Son objectif : « Agrandir la boutique et continuer de former des jeunes pour leur montrer qu’il y a beaucoup de choses à faire ici, au Mali. À condition qu’ils soient prêts à travailler dur. En France, les immigrés maliens acceptent de balayer les rues. Mais quand ils sont ici, au Mali, c’est hors de question. C’est contradictoire. Il n’y a pas de sous-métier. »
Autre façon de s’en sortir : faire preuve d’un maximum de créativité et d’audace. Comme Alioune Ifra N’diaye ou encore Awa Meïté. À 33 ans, fort de sa maîtrise d’histoire-géographie à l’École normale supérieure de Bamako et de son DESS d’ingénierie culturelle à la Sorbonne, Alioune compte à son actif plusieurs réalisations théâtrales et audiovisuelles, et dirige une société de production à Bamako spécialisée dans le numérique. Il travaille en outre à la construction, dans la capitale malienne, d’un immense complexe culturel. Quant à Awa, même âge, elle croit dur comme fer à la valorisation des savoir-faire traditionnels et du coton africain. Styliste talentueuse, elle dessine les vêtements et les accessoires dont elle confie la réalisation à des artisans disséminés à travers le pays. Les bijoux sont travaillés à Tombouctou, le cuir à Mopti, le tissage dans le pays dogon. La « griffe » d’Awa est aujourd’hui célèbre. Ses créations ont été récompensées au dernier Salon international de l’artisanat de Ouagadougou, et, dès le mois de septembre prochain, elle exposera à Paris.
Ces quelques success stories, aussi exemplaires soient-elles, ne doivent pas occulter les difficultés rencontrées par la grande majorité des jeunes. Souvent, le principal obstacle tient à l’accès au financement, crédits à court et surtout à moyen terme. Sidi Dagnoko reconnaît ainsi que sa chance était « d’avoir travaillé auparavant et de disposer d’un apport personnel équivalent à la moitié du prêt bancaire sollicité. C’était indispensable, car les banques demandent des garanties exorbitantes et sont très frileuses. Elles veulent couvrir le risque à 100 % et imposent, en outre, des taux d’intérêt élevés ». D’où la désillusion chez les jeunes diplômés porteurs de projets. « Personne n’est prêt à te donner les financements pour démarrer, explique Abdoulaye, diplômé en mécanique auto. J’ai déposé un projet pour créer mon propre garage auprès de la nouvelle Banque malienne de solidarité, car on nous disait que c’était une banque pour les pauvres. Mais ils m’ont demandé trop de garanties ! Et un apport personnel de 50 % sur 15 millions de F CFA de crédit. C’était impossible pour moi. Pour réussir, il faut être riche ou avoir le bras long. »
Résultat, ils sont toujours nombreux, face à un avenir qui leur paraît bouché, à rêver d’exil. « La seule porte de sortie, c’est l’étranger, affirme Barou. En restant ici, on n’a ni argent ni boulot. » Pour des jeunes gavés de télévision par satellite et d’exemples de réussite de migrants, l’attrait de l’Occident est puissant. Ibrahim veut partir : «Si un jeune parvient à avoir un visa, alors il a fait un grand pas, explique-t-il. Quand il rentre au pays, les gens le respectent et il a plus de facilités pour entreprendre ce qui lui plaît. » Quant à Damas, il envie surtout le succès auprès des filles dont bénéficient les migrants. « Quand ils débarquent, ils nous volent nos copines, s’insurge-t-il. Ici, ils reçoivent trop de considération. Quand tu vas chercher une copine et que tu n’es pas mineur, on t’impose le mariage. Si tu ne peux pas l’épouser, ses parents te disent qu’ils vont donner leur fille à quelqu’un de bonne famille, c’est-à-dire un homme qui a les moyens. » En attendant, Damas s’occupe surtout de « chasser les copines » devenues des « sacs à problèmes », car il n’a plus le sou. Même pour aller en boîte, l’une de ses activités favorites, surtout pour la soirée « cool night », chaque jeudi soir, au Platinium. « Au fond, on veut tous la même chose : une maison, une femme, quelques gosses et les moyens d’assurer leur avenir, indique Abdoulaye. Si on a les moyens, on n’a pas l’idée de partir. » Au volant de son taxi cabossé, Karim, lui non plus, ne fantasme pas sur l’Occident. Pourtant, il n’a pas la vie facile. Il loue la voiture et, à la fin de chaque journée, il reverse ce qu’il a gagné au propriétaire. À la fin du mois, ce dernier lui paie 30 000 F CFA (46 euros) de salaire. « C’est mieux que rien », se contente-t-il de dire. À 25 ans, il a des responsabilités lourdes pour son âge. Il a dû arrêter l’école à la mort de son père, à l’âge de 15 sans, pour nourrir ses frères et soeurs. Taxi, c’est un métier qui lui convient. La France ? Bof. Il espère surtout pouvoir un jour s’acheter une voiture climatisée, car « avec ça, tu trouves beaucoup de travail ». Car, plus que tout, Karim est convaincu qu’au Mali, « c’est plus facile de t’en sortir. En Europe, tous les secteurs sont bouchés. Tandis que le Mali, c’est un pays en voie de développement. Ici, il y a beaucoup de choses à faire ».

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