Les vérités du « Che »

Ancien ministre de la Défense et de l’Intérieur, aujourd’hui proche conseiller de la candidate socialiste, Jean-Pierre Chevènement explique ce que pourrait être la politique étrangère de Ségolène Royal.

Publié le 30 avril 2007 Lecture : 10 minutes.

Son parti (le Mouvement républicain et citoyen) est plus que modeste, mais son influence est grande. Proche conseiller de Ségolène Royal depuis le début de la campagne, Jean-Pierre Chevènement, 68 ans, est considéré comme le mentor de la candidate socialiste en matière de République, de nation et d’ »ordre juste ». Cet ancien ministre de la Recherche, de l’Éducation, de la Défense et, enfin, de l’Intérieur sous François Mitterrand et le tandem Chirac-Jospin, trois fois démissionnaire par conviction, a trouvé en Mme Royal l’incarnation de la synthèse après laquelle il courait depuis longtemps : à la fois socialiste, patriote, un zeste autoritaire et un brin populiste. Totalement « en phase » avec Ségo, au point qu’on le donne pour possible Premier ministre en cas de victoire de cette dernière le 6 mai, le « Che » a reçu J.A. dans les locaux de sa fondation Res Publica à Paris. Sur les murs du bureau de cet homme de gauche atypique trônent deux portraits de « grands Français » plutôt classés à droite : Georges Clemenceau et Charles de Gaulle. « Le premier se disait socialiste individualiste et le second n’a jamais désespéré : tout cela me correspond assez bien », explique-t-il. Inclassable, décidément.

Jeune Afrique : Quelle est la grande leçon à retenir du premier tour de la présidentielle ?
Jean-Pierre Chevènement : Une évidente vitalité de la démocratie française, illustrée par le taux de participation. Ségolène Royal a ainsi rassemblé sur son nom plus de neuf millions de suffrages, le double de Lionel Jospin en 2002, ce qui est considérable. Le score de Nicolas Sarkozy est également impressionnant : plus de onze millions de voix, dont une part non négligeable un million environ ont été arrachées au Front national, grâce à l’importation de thèmes d’extrême droite au sein du patrimoine de la droite républicaine.
Comment sentez-vous le second tour ?
Il reste très ouvert. Il faudra aller chercher les électeurs un par un, au-delà du clivage droite-gauche classique. Il y a en France à la fois un réflexe antisystème, un désir de fermeté et une grande angoisse devant l’avenir. 69 % des Français n’ont pas voté Sarkozy. Pour lui, ce n’est pas gagné.
L’heure est à la conquête de l’électorat de François Bayrou. Dans cette opération de séduction, ne craignez-vous pas que Ségolène Royal mette en avant un Jacques Delors, un Michel Rocard ou un Bernard Kouchner, et vous range dans un placard ?
Ce serait un raisonnement un peu court. Il est probable que le taux de participation au second tour sera moins élevé qu’au premier et il serait contre-productif de se limiter uniquement aux électeurs centristes. Il faut couvrir tout le spectre et rassembler. Le bon thème, c’est la République. La République en tant que modèle social. La République comme refus de l’accaparement du pouvoir par un petit groupe essentiellement lié aux milieux d’affaires. La République, expression d’une nation indépendante en politique étrangère.
Vous avez été, en 2005, l’un des chefs de file du non à la Constitution européenne. Or votre candidate, soucieuse de séduire l’électorat centriste, vient Ancien ministre de la Défense et de l’Intérieur, aujourd’hui proche conseiller de la candidate socialiste, Jean-Pierre Chevènement explique ce que pourrait être la politique étrangère de Ségolène Royal. de lancer l’idée d’un nouveau référendum sur ce thème. Cela vous inquiète ? Non. Il vaut mieux un référendum qu’un texte adopté à la sauvette par la lucarne parlementaire. J’ajoute qu’il ne s’agira pas de se prononcer sur un traité constitutionnel, mais sur un traité institutionnel. Pour le reste, on verra ce qu’on mettra dedans.
Le président du Conseil italien Romano Prodi conseille à Ségolène Royal de l’imiter : créer un grand parti de centre-gauche en fusionnant le PS et l’UDF. C’est une bonne recette ?
C’est une recette italienne. En France, nous n’en sommes absolument pas là. François Bayrou a certes obtenu un résultat remarquable, mais il ne s’est pas qualifié pour le second tour. C’est donc à lui de prendre ses responsabilités.
Vous avez eu des mots très durs à l’encontre de Michel Rocard qui, à la veille du premier tour et à l’issue d’un dîner avec Bayrou, a préconisé une démarche identique à celle que recommande Prodi. Aucun regret ?
Absolument pas. Sa démarche risquait de brouiller les pistes et de saper les positions de Ségolène Royal, laquelle se devait de marquer clairement sa différence avec Bayrou. Avant le premier tour, cette manoeuvre était inopportune, inepte et dangereuse.
Il y a cinq ans, Lionel Jospin faisait de vous le principal responsable de l’échec cinglant de la gauche à la présidentielle
Chacun peut faire des erreurs d’analyse, et Lionel Jospin n’en est pas à l’abri. Les couches populaires ont majoritairement voté Royal en 2007, alors qu’en 2002 le candidat socialiste n’avait recueilli que 11 % des voix des ouvriers et 13 % des voix des employés. La vraie raison de l’échec est là. Toute analyse visant à personnaliser un problème politique de cette nature est donc erronée.
Vous en êtes-vous expliqué, depuis, avec Jospin ?
Il ne l’a pas souhaité. Sans doute est-il plus commode pour lui d’en rester à cette fable simpliste du bouc émissaire.
En revanche, vos relations avec Ségolène Royal ont toujours été bonnes. Elle-même assure vous avoir soutenu lorsque, ministre de l’Intérieur de Lionel Jospin, vous êtes entré en conflit avec ce dernier. Est-ce exact ?
C’est vrai. J’ai toujours pensé qu’un ministre de l’Intérieur de gauche se devait d’éviter la tentation de l’angélisme et qu’il fallait être à la fois juste et ferme. Dans cette bataille difficile, qui s’est conclue sur ma propre démission, j’ai pu compter sur l’appui de certains membres du gouvernement d’alors, dont Mme Royal. Continuons l’explication. Fin 2006, vous annoncez votre candidature à l’élection présidentielle. Les sondages sont mauvais, la greffe ne prend pas. Un mois plus tard, vous renoncez et vous vous ralliez à Ségolène Royal. En échange, le PS vous accorde dix circonscriptions pour les législatives
Non. Je me rallie sur la base d’un texte politique concernant la République, le redressement de l’Europe et la voix de la France dans le monde.
Plus dix sièges possibles de députés. Dont le vôtre, à Belfort.
Plus un volet électoral dont il n’y a pas à avoir honte. Les idées qui sont les miennes sont portées par des femmes et des hommes qui ont vocation à les défendre à l’Assemblée. Je ne vois pas pourquoi vous m’en feriez procès.
Manifestement, Mme Royal a été sensible à vos valeurs.
Sensible à la petite musique que je fais entendre depuis une vingtaine d’années, sans doute. Ségolène Royal a su trouver une expression originale et innovante sur la nation républicaine, sur la sécurité, sur l’Europe, par-delà le clivage du oui et du non, qui a contribué à remobiliser une partie de l’électorat populaire et qui a fait une partie de son succès.
« L’ordre juste », le drapeau tricolore, La Marseillaise chantée en fin de meetings, les déclarations contre l’euro fort et l’omnipotence de la Banque centrale européenne : beaucoup voient votre influence derrière l’appropriation, par la candidate socialiste, de ces thématiques. À tort ou à raison ?
Les deux. Ce sont certes des thèmes que je développe depuis longtemps, mais je ne fais que des suggestions. C’est Mme Royal qui mène la campagne et c’est elle qui décide. Si elle s’est imprégnée des valeurs que je défends, vous m’en voyez ravi.
On reproche souvent à Ségolène Royal son inexpérience en politique étrangère. C’est un peu vrai, non ?
En quoi Mme Royal est-elle plus inexpérimentée en la matière que M. Sarkozy, qui est allé rendre visite à George W. Bush pour s’excuser de l’arrogance de la France ? Voilà une gaffe magistrale, dont il n’a pas fini de se dépêtrer. Si Nicolas Sarkozy avait été président de la République en 2003, il est vraisemblable que les soldats français seraient actuellement embourbés entre le Tigre et l’Euphrate. Il aurait suivi ses amis Berlusconi et Aznar, probablement les yeux fermés.
Ségolène Royal, elle, vient d’enregistrer l’appui du Vénézuélien Hugo Chávez. On a les soutiens qu’on peut.
Et alors ? Je connais et j’apprécie personnellement Hugo Chávez, l’homme qui a coopté au sein de la démocratie vénézuélienne les millions d’Indiens qui en étaient exclus. Je le crois beaucoup plus fréquentable que Silvio Berlusconi.
Tout de même, les déclarations de votre candidate sur le nucléaire iranien, c’était aussi une gaffe, vous ne trouvez pas ?
Mme Royal a, depuis, précisé son jugement. Si l’Iran redevient un membre responsable de la communauté internationale, elle s’en réjouira. Et c’est ce qu’elle souhaite.
On connaît la position de Nicolas Sarkozy sur l’entrée de la Turquie au sein de l’Europe : c’est non. On saisit mal celle de Ségolène Royal : une sorte de oui, mais.
Elle est plutôt pour une pause, en attendant que l’Europe se définisse vraiment.
Et votre position personnelle ?
Si l’Europe veut être une réalité consistante, son centre de gravité ne doit pas s’éloigner de ses centres d’intérêts fondamentaux. Il n’est donc pas souhaitable qu’elle s’étende jusqu’aux rives de la mer Caspienne, au risque pour elle d’être impliquée dans des affaires qu’elle maîtrise mal : le Caucase, l’Irak, l’Iran En revanche, je suis pour un partenariat stratégique étroit avec la Turquie. Maintenant, si l’Europe n’est qu’un concert d’États-nations et une vaste zone de libre-échange, pourquoi ne pas y intégrer la Turquie, l’Ukraine et la Russie ?
L’opinion et les dirigeants israéliens considèrent Nicolas Sarkozy comme le candidat le plus proche de leurs intérêts et le plus favorable à leur égard de tous les candidats de droite qui se sont succédé sous la Ve République. Est-ce exact et est-ce un problème ?
Cette appréciation résulte des propres déclarations de M. Sarkozy, lesquelles vont toutes, effectivement, dans le même sens, ainsi que de ses amitiés avec des personnalités très marquées, comme Benyamin Netanyahou. Cela dit, l’exercice du pouvoir amène parfois à rectifier le tir. Souvenez-vous de François Mitterrand : en 1981, on lui prêtait une quasi-inféodation à Israël. Dès 1982, on a vu qu’il n’en était rien.
Et Ségolène Royal ?
Je lui fais beaucoup plus confiance pour faire respecter l’indépendance de la France au Proche-Orient et l’équilibre traditionnel de sa politique étrangère. Elle a d’ailleurs proposé que l’Union européenne organise très rapidement une conférence internationale sur ce thème.
Nicolas Sarkozy est-il vraiment aussi proaméricain que vous le dites ?
Son comportement ne plaide pas en sa faveur, et beaucoup de ses proches ne conçoivent pas le destin de la France et de l’Europe ailleurs que sous le parapluie américain. Écoutez Pierre Lellouche, Patrick Devedjian, Christian Estrosi, Axel Poniatowski : ce sont tous des américanolâtres. Je ne vois pas chez lui cette rémanence gaulliste qui existait dans le patrimoine génétique de Jacques Chirac vis-à-vis des États-Unis et du Proche-Orient. Sarkozy est l’héritier direct de la tendance la plus atlantiste de la politique française.
Ségolène Royal aura-t-elle, si elle est élue, une « politique arabe » ?
Je le pense. La géographie a placé la France et le monde arabe dans le même canton de la planète. Nous n’avons pas le choix.
Lui conseillerez-vous de conclure un traité d’amitié avec l’Algérie ?
Je me méfie des traités d’amitié. Je pense que la formule de sommets bilatéraux réguliers, organisés sur le modèle des sommets franco-allemands, est beaucoup plus opératoire.
Et la repentance pour les crimes commis par la France en Algérie ?
Il y a quelque chose d’incantatoire qui me gêne dans ce terme. Je préfère la mise en place d’une commission mixte d’historiens et un travail de fond à des effets d’annonce sans lendemain. En 1962, j’étais sous-lieutenant en Algérie, puis chef de cabinet du préfet d’Oran, j’ai donc fait la guerre, mais aussi lutté contre l’OAS. Je sais, pour l’avoir vu, que le colonialisme c’est l’écrasement d’un peuple par un autre et qu’on ne peut en aucun cas minimiser, comme le fait Nicolas Sarkozy, cette aliénation. Mais je sais aussi, pour l’avoir vu, qu’une partie de l’Algérie moderne, d’Alger à Tamanrasset, s’est forgée avec la France. J’ai donc un jugement équilibré et, je crois, fondé sur cette période.
Votre position politique sur le monde arabe est claire. Vous avez toujours été du côté des régimes nationalistes, modernisateurs et laïcs et contre l’islamisme radical. Au point d’apparaître comme proche, à un moment, de Saddam Hussein. Pas de regrets ?
Je ne sais pas ce que vous entendez par proche. J’ai effectivement rencontré Saddam Hussein à trois reprises. Je n’ai jamais passé le moindre contrat d’armes avec l’Irak et j’ai été membre des amitiés franco-irakiennes à une époque où son président était Jacques Berque, personnalité respectable et insoupçonnable. J’ai pensé, je pense toujours, que ce fut une erreur dramatique de détruire l’Irak. C’est pour cela que j’ai démissionné du gouvernement en 1991 et j’en suis fier. Non, je ne regrette rien.
Si Ségolène Royal l’emporte le 6 mai, serez-vous au gouvernement, voire à la tête du
gouvernement ?
Cela demande réflexion.
C’est-à-dire ?
Si la proposition m’est faite, ma réponse dépendra d’une appréciation globale de la situation. Je ne suis pas un frénétique des portefeuilles, y compris du premier d’entre eux. Comme vous le savez, j’ai quitté à plusieurs reprises des gouvernements avec lesquels je n’étais plus en accord. Je suis et je resterai un homme libre.
Et si elle perd ?
Une page se tournera. Il faudra alors refonder la gauche sur des bases saines, solides et républicaines. Avec une nouvelle formation, dont l’objectif sera de construire une alternative crédible au pouvoir de droite, à base sociologique étroite, qui sera sorti des urnes.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires