Le deuxième homme

Sous la pression de l’armée et de l’establishment kémaliste, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a été contraint de renoncer à ses ambitions présidentielles au profit de son vieil ami Abdullah Gül.

Publié le 30 avril 2007 Lecture : 5 minutes.

« Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ! » dit le grand méchant loup à l’agneau de la fable. Dans une Turquie en pleine effervescence électorale, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, dont les ambitions présidentielles ne faisaient aucun doute depuis trois ans, a préféré renoncer à se porter candidat. Bête noire du camp laïc, qui le soupçonne d’islamisme rampant, il s’est, selon le mot d’un de ses proches, « sacrifié » au profit de son « frère » et fidèle second, Abdullah Gül, le futur ex-ministre des Affaires étrangères.
Habile diplomate de 56 ans, ce dernier devait se présenter le 27 avril devant la Grande Assemblée. La Constitution dispose que, pour l’emporter, un candidat doit recueillir les deux tiers des suffrages (soit 367 députés) lors des deux premiers tours de scrutin. La majorité simple suffit lors des troisième et quatrième. À défaut de majorité, des élections législatives anticipées doivent avoir lieu immédiatement.
En dépit de menaces de boycottage de l’opposition de centre-gauche, qui espérait invoquer un quorum non atteint pour porter l’affaire devant la Cour constitutionnelle et faire invalider le scrutin, Gül pourrait être élu dès le premier tour. Aux 353 voix des députés du Parti (gouvernemental) de la justice et du développement (AKP) devaient en principe s’adjoindre celles d’une quinzaine de députés indépendants ou membres de deux partis de centre-droit. S’il devait se confirmer, ce résultat, nullement assuré quelques jours plus tôt, constituerait un beau succès pour le candidat. Et, bien sûr, pour le Premier ministre.
Entre Erdogan et Gül, le compagnonnage a commencé dès les années 1970 dans les rangs de partis islamistes aujourd’hui dissous (Milli Görüs, Refah, Fazilet). Il s’est poursuivi en 2001, lorsque les deux hommes, « convertis » au conservatisme de centre-droit par réalisme politique, rompirent avec le vieil islamiste radical Necmettin Erbakan pour fonder le Parti de la justice et du développement (AKP). Puis, en novembre 2002, après la victoire de ce parti aux législatives, quand Gül occupa pendant quelques mois le poste de Premier ministre en attendant qu’Erdogan, frappé d’inéligibilité par une décision de justice, puisse y accéder.
Aujourd’hui, ils font de nouveau bloc pour résister à la pression de l’armée et de l’establishment kémaliste, farouches défenseurs de la laïcité. Et quelle pression ! Les derniers mois ont été rudes pour le Premier ministre : déclarations en forme d’avertissement du chef d’état-major, le général Büyükanit, attaques virulentes de l’opposition, campagnes de presse, violence politique culminant avec l’assassinat du journaliste d’origine arménienne Hrant Dink (en mars) et celui d’un Allemand et de deux Turcs convertis au protestantisme (le 18 avril). Quatre jours auparavant, plus de 300 000 personnes avaient manifesté à Ankara « contre » une éventuelle candidature d’Erdogan
Contrairement à une idée complaisamment colportée selon laquelle le désistement d’Erdogan au profit de Gül serait le fruit d’une stratégie mûrement réfléchie, cette distribution des rôles n’était pas prévue. En fait, la tension était devenue si forte que, dans un premier temps, Erdogan s’était résigné à présenter une candidature « neutre ». Les attributions du chef de l’État (élu pour un mandat unique de sept ans) sont loin d’être purement protocolaires. Nommant les hauts fonctionnaires (magistrats, recteurs d’université, etc.), il a la possibilité de bloquer toute loi jugée attentatoire aux principes laïcs et républicains. Bref, de verrouiller le système. Le choix d’Erdogan s’était porté sur Vecdi Gönül, le ministre de la Défense, qui présentait un triple avantage. D’abord, il est venu du centre-droit à l’AKP sans passer par la case « islamiste ». Ensuite, il entretient des relations amicales avec le président sortant, le très laïc Ahmet Necdet Sezer, et il est bien accepté des militaires. Enfin, contrairement à Mmes Erdogan et Gül, son épouse n’est pas voilée.
Seulement voilà : Bülent Arinç, le président de l’Assemblée nationale, a semé la pagaille. Surnommé « Bülentinedjad » par ses adversaires (qui le comparent au président iranien Mahmoud Ahmadinedjad), ce trublion de l’aile dure du parti a menacé de se présenter en personne si un « AKP pur sucre », « croyant » et pourvu d’une épouse à türban, n’était pas candidat ! Face au risque de division de son parti, Erdogan a plié et opté pour la candidature la moins provocatrice pour le camp laïc, celle de Gül.
Au-delà des cercles de l’AKP, où sa légitimité est incontestée, ce dernier, économiste de formation, est apprécié pour sa compétence. Toujours souriant et affable, il ne s’est pas mis la presse et l’opposition à dos, contrairement à Erdogan, réputé colérique et brutal. Il a été pendant dix ans membre de l’Assemblée du Conseil de l’Europe, puis artisan des négociations d’adhésion avec l’Union européenne, a fait une partie de ses études au Royaume-Uni et compte de nombreuses relations de premier plan aux États-Unis et dans le monde arabe, notamment en Arabie saoudite (il a travaillé huit ans durant à la Banque islamique de développement, à Djeddah).
Mais tout cela ne suffira pas. Prompts à considérer que, sous des dehors aimables, un islamiste veille en lui, ses adversaires ne baissent pas la garde. « Avec Erdogan, c’est bonnet blanc et blanc bonnet », commente Mehmet, un vendeur de journaux stambouliote. « On a remplacé un imam par un autre imam », renchérit Nurten, institutrice dans une école privée. Un universitaire, pourtant satisfait de la politique gouvernementale, ne cache pas sa déception : « L’AKP avait tout à gagner à choisir une personnalité neutre pour un poste aussi sensible. Le parti et le gouvernement en auraient été renforcés. Avec son chantage, cet idiot de Bülent Arinç a tout gâché. Désormais, la présidence est devenue un enjeu politique. Même si Gül est élu confortablement et qu’il n’y a pas de contestation devant la Cour constitutionnelle, ses ennemis vont lui mener la vie très, très dure. »
De fait, beaucoup s’émeuvent déjà à la perspective de voir Hayrünisa Gül devenir une first lady à foulard islamique un « choix personnel qu’il faut respecter » a déclaré son mari. Au-delà de ce symbole qui irrite les kémalistes purs et durs, les sujets de friction ne manqueront pas. Les provocations et autres opérations de déstabilisation non plus, en attendant les législatives de novembre où Erdogan, toujours Premier ministre, est chargé de mener ses troupes à une probable victoire. D’ici là, le parcours devrait être semé d’embûches.

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