Ce que Habib Bourguiba nous a appris
Il y a sept ans, le 6 avril 2000, disparaissait celui qui conduisit la Tunisie à l’indépendance et en fit une république moderne. L’un de ses plus proches collaborateursrésume les grands enseignements qu’il laissa en héritage.
Avant Habib Bourguiba, le mot patrie avait, pour la plupart des Tunisiens, une signification vague. Pour les gens cultivés, la patrie éveillait des sentiments poétiques. Pour eux, le mot s’écrivait en arabe bien sûr souvent au pluriel.
C’est Habib Bourguiba qui donna à ce mot son contenu incandescent et en fit une source d’énergie, en y mettant la force du sentiment et la vigueur de l’espoir. L’amour de la patrie, avant lui, était une composante de la foi. Il en fit une passion et un devoir mais circonscrit à un espace déterminé et à une collectivité donnée. Dans cet amour de la patrie, il enracina l’identité nationale. Après l’indépendance, dans ses discours où se mêlaient les grandes envolées lyriques et les développements à caractère pédagogique, il enseigna aux Tunisiens, éblouis et fascinés, la relation indissoluble, disait-il, entre la patrie, la nation et l’État. Il leur expliquait le rôle de pivot central qui, dans ce trinôme, revenait à l’État. Et il mettait en garde les frondeurs éventuels contre les dangers de toute alliance avec l’étranger qui inévitablement ferait payer cher son aide. C’est par cette dialectique, établie entre ces trois pôles, dès lors vécus comme une totalité, qu’il conféra aux Tunisiens une sorte d’immunité contre une certaine propagande échevelée qui soufflait alors du Proche-Orient, pour faire tomber les frontières entre les États.
L’État, pour Habib Bourguiba, était devenu, après la proclamation de la République, sa raison d’être. Avant l’indépendance, pour désigner les pouvoirs publics, les Tunisiens disaient « le beylic ». Ils étaient en relation tacitement conflictuelle avec ce monstre honni et tout ce qui lui appartenait. On ne prenait guère soin de ne pas dégrader les biens réputés beylics. On prenait même plaisir à les détériorer.
Avec la République, c’est l’État qui devenait le maître de tous les équipements collectifs. Et l’État était au service de la collectivité, c’est-à-dire de la nation tout entière. Servir l’État, lui obéir, faire tout ce qui pouvait renforcer son autorité, devenait un devoir impérieux. Le service public, un honneur, une dignité. Et c’est ainsi que Habib Bourguiba était parvenu à changer le rapport à l’État qu’il a littéralement sacralisé.
Pour Habib Bourguiba, à l’orée de la bataille pour le développement, le respect de l’État était une nécessité, afin de faire régner l’ordre qui était, pour lui, une mission majeure de l’État. Rien, disait-il, n’est plus grave, pour un pays en voie de développement, que le laisseraller, le désordre ou l’anarchie. Aussi avait-il pour règle de sévir contre les fauteurs de troubles et de réprimer sévèrement toute atteinte à la sûreté de l’État. Il ne tolérait aucune négligence. Il allait jusqu’à remonter les bretelles à tel de ses ministres dont le pantalon pendouillait sur ses chaussures, qui avait mal noué sa cravate ou n’était pas rasé de près.
Dans certains de ses discours, il affirmait que le rôle de l’État était primordial, non seulement comme garant de la sécurité du pays, mais aussi comme ciment de la nation. Les Tunisiens n’étaient, disait-il, qu’une poussière d’individus. Le combat pour libérer le pays allait les rassembler, les souder. Mais c’est la création d’un État libre et souverain, dirigé par des Tunisiens, qui a permis de « fédérer » tout le peuple, en transcendant les rivalités tribales, la lutte des classes, et en venant à bout de tout antagonisme d’intérêts, susceptible d’affaiblir l’unité de la nation ou le respect dû à l’État.
Comme corollaire à l’importance des missions dévolues à l’État, Habib Bourguiba était convaincu que celles-ci nécessitaient un pouvoir fort. Il n’était pas loin de penser que, pendant toute cette bataille pour « sortir » du sous-développement, le pays aurait besoin d’être gouverné par un « tyran éclairé », c’est-à-dire un homme fort, capable de faire prévaloir l’intérêt général sur toute autre considération. Et il expliquait avec l’éloquence qu’on lui connaît que le pays avait d’abord besoin d’une démocratie économique et sociale pour rattraper son retard de plusieurs siècles sur l’Europe.
Et c’était là, pour lui, une nouvelle passion et un tournant dans son action au sommet de l’État. En effet, pour Habib Bourguiba, l’État était l’instrument par lequel il pensait renforcer la cohésion de la société. Et cette cohésion, il savait qu’elle était d’abord tributaire d’une justice sociale toujours réajustée, constamment affinée. Il voulait donner à chaque Tunisien le minimum vital capable de préserver sa dignité d’homme. Ce souci de la dignité était devenu, pour lui, une obsession. Mais il allait plus loin encore. Il aspirait à procurer à l’ensemble des Tunisiens ce qu’il appelait « la joie de vivre ».
Pour atteindre ses objectifs, Habib Bourguiba appelait son peuple à un combat de tous les instants et qu’il baptisait le grand combat, « le djihad suprême ». Pour le développement global, seul capable de donner aux Tunisiens les moyens de vivre dignement et de mettre la patrie, de manière durable, à l’abri de toute nouvelle domination. Mais il savait aussi et il le répétait sans cesse que le succès de ce combat nécessitait une véritable révolution des esprits, « un changement des structures mentales », afin de moderniser les comportements et de développer les capacités intellectuelles, sociales et économiques du pays. Habib Bourguiba tenait l’ignorance et l’obscurantisme social pour des causes majeures de la décadence ce qui est aujourd’hui appelé sous-développement.
Aussi, parmi les objectifs de l’État, allait-il donner la priorité à la généralisation de l’enseignement. Par cette décision, il voulait faire parvenir l’instruction publique jusqu’aux régions les plus reculées et la faire pénétrer dans toutes les couches sociales.
La culture était, pour Habib Bourguiba, un des leviers du développement, pour relever le niveau des masses et raffiner le goût populaire. Mais la culture était aussi pour lui au moyen du théâtre, de la musique, de la danse et des arts plastiques une source de joie de l’esprit pour tous, en même temps qu’une forme d’accès à la modernité. C’était une façon de réaliser son voeu le plus cher : donner la joie de vivre à son peuple.
Habib Bourguiba a donné aux Tunisiens la fierté d’être eux-mêmes, d’appartenir à un pays en progrès. Il les a rendus amoureux de la modernité, ouverts sur le monde, mais refusant toute obédience culturelle, rétifs à toute dépendance économique ou politique. Ayant un sens aigu de l’Histoire, il leur a enseigné les leçons qu’il a tirées des malheurs passés du pays, comme de ses moments de gloire. Parmi ces leçons, les plus importantes sont relatives à la nécessaire solidarité nationale, à la valeur du sacrifice pour la patrie, l’enthousiasme et à la lucidité dont a besoin le service de l’État.
S’il n’a pas gagné tous ses paris, il a du moins laissé au pays un acquis inestimable qui, remis en valeur, le préserve aujourd’hui de tout excès et le rend récalcitrant au chant des sirènes.
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