Uluç Özülker : « Ankara remplit tous les critères d’adhésion à l’UE »

Grand spécialiste du dossier, l’ambassadeur de Turquie à Paris dresse le bilan de quarante-cinq ans de rapprochement avec l’Europe.

Publié le 2 mars 2004 Lecture : 6 minutes.

En décembre 2004, lors du sommet de Copenhague, la Turquie, candidate à l’Union
européenne (UE) depuis 1987, sera fixée sur son sort. Le Conseil européen doit en effet décider d’ouvrir ou non des négociations d’adhésion avec Ankara, qui, depuis plus d’un an, accomplit un énorme travail législatif pour se mettre en conformité avec les critères « démocratiques » requis (voir encadré ci-dessous). Uluç Özülker, actuel
ambassadeur de Turquie en France, connaît parfaitement le dossier européen. Ce diplomate de 62 ans, spécialiste de l’économie, a été en poste à trois reprises à Bruxelles : d’abord comme deuxième secrétaire à la délégation turque auprès de la CEE (de 1970 à 1973) ; puis comme délégué permanent adjoint (de 1983 à 1988) ; enfin comme ambassadeur et délégué permanent auprès de l’UE (de 1995 à 1998). À quelques mois de l’échéance de décembre et peu avant l’élargissement de l’UE à dix nouveaux États (dont la République de Chypre, avec laquelle Ankara nourrit un contentieux vieux de trente ans), il dresse le
bilan de quarante-cinq ans de rapprochement avec l’Europe.

Jeune Afrique/L’intelligent : La candidature turque a été déposée en 1987. Où en est-elle ?
Uluç Ozülker : En 1959, la Turquie fut le deuxième pays après la Grèce à demander un accord d’association avec la CEE. La deuxième phase, qui s’est ouverte en 1971, portait
sur l’union douanière. Le 1er janvier 1996, cette union est devenue effective. Nous sommes aujourd’hui dans la troisième phase, celle du rapprochement politique.
J.A.I. : Le principe de la candidature turque était admis dès 1959 ?
U.O. : Absolument. D’ailleurs, l’accord d’association de 1963 stipule que l’objectif ultime est l’adhésion dès lors que les conditions économiques sont remplies. En 1987, la Turquie a présenté sa candidature sur la base de l’article 237 du traité de Rome, selon lequel « tout État européen peut devenir membre de la Communauté ». Le Conseil a jugé cette candidature recevable et a saisi la Commission pour avis. Si notre demande n’avait pas été fondée, on ne nous aurait pas autorisés à utiliser cet article !
J.A.I. : Et pourtant, on n’a abouti à rien.
U.O. : Nous aurions pu obtenir gain de cause en justice. Mais nous considérons que, dans cette « affaire de famille », nous devons régler les problèmes d’une manière amicale. Même si, au sommet d’Helsinki, en 1999, une vraie décision politique a été prise – celle de faire de notre pays un État membre -, la Turquie reste une fiancée…
J.A.I. : A quand le mariage ?
U.O. : En décembre 2002, à Copenhague, les Quinze ont considéré que la Turquie ne remplissait pas tous les critères « démocratiques » préalables à l’adhésion. Ils se sont néanmoins engagés à nous donner une réponse concernant l’ouverture d’éventuelles négociations d’adhésion en décembre prochain.
J.A.I. : Avez-vous bon espoir, compte tenu des progrès accomplis depuis un an ?
U.O. : Mais c’est un miracle ! Si on m’avait demandé, il y a un an, si nous serions capables de remplir ces critères, je ne l’aurais jamais imaginé. D’abord parce que le délai dont nous disposions était trop court. Ensuite parce qu’un nouveau parti, l’AKP, a remporté les législatives de novembre 2002. Or ce parti n’avait aucune expérience des affaires et suscitait des doutes sur ses intentions en raison de ses racines islamistes. Le gouvernement devait à la fois agir et gagner la confiance de ses interlocuteurs. C’est désormais chose faite.
J.A.I. : Applique-t-on à la Turquie les mêmes critères qu’aux autres candidats ?
U.O. : Globalement, oui. Mais lorsqu’on nous dit que le délai de la garde à vue ne doit pas excéder quarante-huit heures, nous nous y conformons. Or la France est sur le point d’adopter une loi portant ce délai de quarante-huit heures à quatre-vingt-seize heures ! Il en est de même pour le pacte de stabilité : qu’en a-t-elle fait ? Autre exemple : la question de Chypre ne fait pas partie des « critères de Copenhague ». Pourtant, on assiste à un dérapage dans ce domaine. Jusque-là, l’UE demandait à tous les candidats à l’adhésion de régler leurs différends avant d’intégrer l’Union. Or on n’a rien exigé de tel des Chypriotes grecs. Au contraire : on demande à la Turquie et à la République turque de Chypre du Nord de régler le problème ! Et tout cela avant le 1er mai [date de l’entrée de la partie grecque de l’île dans l’UE], soit plusieurs mois avant que la Turquie ne soit fixée sur son propre sort et sans garantie. La raison du plus fort l’emporte. Résultat : les opposants à l’adhésion, en Turquie, sont parfois fondés à dire qu’on ne veut pas de nous.
J.A.I. : Le projet européen ne fait donc pas l’unanimité en Turquie ?
U.O. : La population est favorable à 80 % à l’intégration. Mais le camp des pessimistes – les 20 % restants – se fait entendre. De même que les intégristes islamistes ont intérêt à semer la panique, des voix s’élèvent, en Europe, pour invoquer la défense d’un « monde chrétien ».
J.A.I. : Valéry Giscard d’Estaing, notamment, estime que la Turquie ne fait pas partie de l’Europe.
U.O. : Mais de quelle Europe parlons-nous ? Le Conseil de l’Europe, par exemple, comprend 44 pays ! [45, avec la partie sud de l’île de Chypre, république non reconnue par la Turquie, NDLR]. D’ailleurs, la notion même de frontière est arbitraire et varie selon les époques. La Turquie partage les valeurs européennes.
J.A.I. : Le domaine dans lequel la Turquie a reçu le plus de compliments de la part de la Commission de Bruxelles est celui de l’union douanière.
U.O. : Depuis 1996, l’union douanière fonctionne bien. Remarquez, au passage, qu’aucun des dix pays qui vont faire leur entrée dans l’UE le 1er mai n’a été soumis à ce régime. Nous sommes les seuls à avoir fait nos preuves dans ce domaine. Cela nous a coûté 65 milliards d’euros. Pourtant, entre 1981 et 1999, nous n’avons reçu aucun soutien financier en raison du veto grec. C’est une somme bien supérieure aux 42 milliards que représente l’adhésion des dix nouveaux membres. Les Allemands ont calculé que le « fardeau » turc ne serait pas supérieur à ce que l’Espagne coûte à l’UE aujourd’hui.
J.A.I. : Vous comprenez quand même que la perspective d’une adhésion turque suscite quelques inquiétudes ?
U.O. : Il est vrai que la Turquie n’est pas un cas facile et qu’il faut le traiter à part. Notre économie représente les deux tiers de celle des dix nouveaux membres, notre population les trois quarts de la leur, et la superficie de la Turquie est une fois et demie celle de la France. Sur le plan juridique, nous sommes parfaitement éligibles. Mais pour ce qui est du coeur et de l’esprit, c’est une autre affaire…
J.A.I. : Comment qualifieriez-vous l’attitude des différents pays ?
U.O. : L’Autriche est un peu réticente, mais pourrait se rallier. Les Pays-Bas, qui prendront la présidence de la Commission en juillet, sont, semble-t-il, hésitants. Mais j’ai confiance dans le sérieux de leur travail et leur objectivité. Nous avons le soutien du gouvernement allemand, ce qui est très important. Le maillon faible reste la France. Le président Chirac a une vision plus large de la politique extérieure, et je pense qu’il penche plutôt en notre faveur, mais le gouvernement est divisé. Plus généralement, l’opinion publique connaît mal la Turquie et s’interroge sur l’opportunité des différents élargissements.
J.A.I. : En octobre, la Commission devrait rendre un rapport décisif, destiné à aider le Conseil à prendre sa décision…
U.O. : Si la Turquie remplit ses obligations, je vois mal comment la Commission pourrait donner un avis négatif. Mais cette question est éminemment politique : la Commission risque donc de ne pas donner un avis très net pour laisser au Conseil le soin de trancher. Rappelons qu’il ne s’agit pas de l’admission de la Turquie comme État membre, mais de l’ouverture de négociations qui durent en moyenne entre huit et dix ans. L’établissement de périodes transitoires peut allonger ce délai de dix ans. Et puis, il s’agit d’une garantie formelle mais pas absolue : les négociations peuvent être interrompues à tout moment. In fine, les accords sont soumis aux Parlements nationaux, qui peuvent les rejeter.

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