Quatre présidents pour un avenir commun

De leur bonne entente dépend le développement du pays. Parviendront-ils à faire taire leurs divergences ?

Publié le 3 mars 2004 Lecture : 8 minutes.

Mieux vaut tard que jamais ! Les élections législatives des îles et de l’Union, ajournées depuis octobre 2002, devraient finalement se tenir respectivement en mars et en avril 2004. Et marquer l’achèvement laborieux de la mise en place des institutions censées sortir les Comores de la double crise séparatiste et institutionnelle dans laquelle elles s’étaient enfoncées à partir de l’été 1997, après la tentative de sécession de l’île d’Anjouan. La solution – provisoire ? – au problème comorien doit beaucoup à la mobilisation de la communauté internationale. Thabo Mbeki, le président sud-africain, et Abdou Diouf, le secrétaire général de la Francophonie, ont en effet fait le voyage de Moroni, le 20 décembre 2003, pour arracher un accord aux parties insulaires en bisbille. À l’origine du blocage : un conflit de compétences entre le pouvoir central, incarné par le président de l’Union, Assoumani Azali, et celui de l’île autonome de Ngazidja (Grande Comore). Mze Abdou Soulé el-Bak, son président élu, s’estimant à la tête d’une coquille vide, réclamait d’obtenir une partie des recettes perçues par l’État sur le territoire de Grande Comore. Une demande rejetée par les partisans d’Azali. Le flou entourant les dispositions transitoires censées organiser le fonctionnement du pays pendant l’intervalle entre la présidentielle de mars-avril 2002 (remportée par Azali) et la tenue des législatives explique largement la divergence des points de vue, aujourd’hui doublée d’une rivalité politique et personnelle entre les deux hommes originaires de Grande Comore (voir le « Profil » ci-après).
Pendant dix-huit mois, entre les deux camps, la tension est allée crescendo. Et elle a failli dégénérer en décembre 2003, le jour de l’Aïd el-Seghir (fête de la rupture du jeûne), lorsqu’une manifestation non autorisée des partisans d’el-Bak a été dispersée par l’armée aux abords du palais présidentiel de Beït Salam. L’incident a fait quatre blessés par balles, évacués sur la Réunion par l’ambassade de France, dans un souci d’apaisement. « Il y avait une part de provocation dans l’action des gens d’el-Bak, raconte un diplomate européen. Mais ce jour-là, les Comoriens se sont fait peur. Avec le recul, cela a sans doute aidé à la conclusion des négociations entamées en septembre 2003. » Il faut dire que la paralysie de l’État commençait à coûter cher au pays. Les experts du FMI et de la Banque mondiale, venus à Moroni signer des accords financiers, étaient repartis bredouilles et exaspérés de ne pas savoir à qui s’adresser. Le risque de lassitude de la communauté internationale était réel. Et, dans les chancelleries, on affirme sans ambages que les accords de Moroni du 20 décembre 2003 constituent la dernière chance pour les Comores. La bonne tenue des législatives en mars 2004 pourrait enfin permettre le fonctionnement des institutions approuvées en décembre 2001 par référendum, à plus de 77 % des votants.
Fruit d’un laborieux compromis, elles créent une sorte de fédération à deux étages, avec d’un côté les compétences exclusives de l’Union (diplomatie, défense, monnaie, gestion des symboles, enseignement supérieur), domaines réservés de l’État, et de l’autre, celles dévolues aux trois îles autonomes de Ngazidja, d’Anjouan et de Mohéli. Tournante, la présidence de l’Union, qui est tenue actuellement par Azali – un Grand-Comorien -, doit revenir à un Anjouanais en 2006 et à un Mohélien en 2010. Il n’est pas interdit de penser qu’on aurait pu faire plus simple, et que quatre présidents (un pour l’Union et trois pour les îles) pour moins de 2 300 km2 et 747 000 habitants font un peu beaucoup. Azali, qui est bien conscient des imperfections du système, reste persuadé que c’était la moins mauvaise des solutions pour restaurer l’unité nationale et obtenir la réintégration pacifique d’Anjouan dans le giron comorien. Mais, précise-t-il, « le processus de décentralisation qui a été engagé doit être bien compris. La décentralisation ne peut aller qu’avec un pouvoir central fort. Pour moi, il n’est pas question de décentraliser pour laisser le pays se désagréger ». D’où la création d’une université nationale dont l’objectif est de renforcer la cohésion entre les étudiants originaires des différentes îles. D’où celle aussi, de revitaliser le commissariat au plan, qui deviendra une interface entre bailleurs de fonds étrangers et autorités insulaires dans la mise en place des projets de développement. L’État n’entend pas abdiquer ses prérogatives au profit de quiconque, et surtout pas de Ngazidja, Anjouan restant « un cas à part », du fait de sa grande autonomie…
Pragmatique, ménageant ses arrières, le chef de l’État tient aussi à souligner que le processus entamé est évolutif : « L’Assemblée – c’est prévu dans la Constitution – pourra toiletter les dispositions qui se révéleront paralysantes à l’usage. » Selon lui, « tout est amendable, sauf l’autonomie des îles ». Les présidents des trois exécutifs insulaires l’entendent-ils de la même oreille ? Premier élément de réponse avec le colonel Mohamed Bacar, président de l’autorité d’Anjouan, qui promet d’être vigilant : « Si des gens s’avisaient de vouloir changer des dispositions importantes de la Constitution, je tirerais la sonnette d’alarme. Car une telle décision risquerait de mettre le feu aux esprits et aux poudres. » Est-ce toutefois l’intérêt de Bacar qui s’est engagé auprès de ses compatriotes de l’île à défendre le processus de retour dans le giron de l’Union, et ne veut pas apparaître discrédité ? Même s’il doit compter aussi avec les sentiments de sa base insulaire. Après avoir rêvé très fort, et follement, de rattachement à la France, d’alignement sur le statut de Mayotte, elle pourrait très mal vivre le fait de se voir rattachée en catimini… à Grande Comore !
Anjouan continue de conserver certaines prérogatives, par exemple en organisant, en dépit du bon sens, son propre examen du baccalauréat. Ses dirigeants s’accrochent à leur gendarmerie, une armée qui ne dit pas son nom. Cependant, les rapports avec le pouvoir de Moroni, longtemps empreints de méfiance, se sont apaisés. Les lubies rattachistes et séparatistes n’ont plus cours sur cette île, sauf auprès de couches marginales, souvent manipulées. Les symboles de l’Union, comme le nouveau drapeau, flottent sur l’île d’Anjouan, à l’aéroport notamment. Le colonel Bacar, modérateur utile dans le conflit qui oppose Azali et el-Bak à Ngazidja, a intérêt que la réintégration d’Anjouan dans le concert comorien réussisse, car l’île a plus à y gagner qu’à y perdre. Il aimerait d’ailleurs que les choses aillent plus vite : « La situation actuelle est insatisfaisante et pour tout dire « bâtarde ». Aujourd’hui, avec le gouvernement de l’Union, on a le sentiment d’être en face d’un gouvernement grand-comorien bis. Les Anjouanais ne sont pratiquement pas représentés, ils sont tenus en marge. Pensez-vous que les gens de Ngazidja apprécieraient si les Anjouanais gouvernaient l’Union et si tous les ministres et tous les ambassadeurs étaient originaires de notre île ? » La promesse non tenue de la nomination d’un Anjouanais comme ministre des Affaires étrangères de l’Union reste encore manifestement en travers de la gorge de cet ancien élève de l’École navale de Brest.
Le colonel Bacar s’est appuyé sur la gendarmerie qu’il dirigeait pour renverser le pouvoir autoritaire du lieutenant-colonel Abeid, qui faisait la part trop belle aux milices paramilitaires. Il a fait procéder au ramassage des armes légères disséminées un peu partout sur l’île. Une opération qui a posé moins de problèmes qu’escompté. « Même si nous sommes querelleurs, nous ne sommes pas des guerriers, note Mohamed Hazy, directeur d’ICC, une société de conseil international. Le ramassage s’est fait dans la bonne humeur, les Comoriens n’ont pas la culture de la violence et, au final, ils ont été soulagés d’être débarrassés de cet attirail dont ils ne savaient que faire. » Anjouan a bien connu, en décembre 1998, une miniguerre civile. Mais l’épisode tragique n’a pas fait plus de quinze tués, surtout à cause de balles perdues. Et aujourd’hui, la sécurité y est complètement restaurée. L’économie, perturbée pendant la crise, redémarre. Indices de ce regain d’activité, le port, concédé à une société kényane de Mombasa, recommence à bien tourner, et l’hôtel Al-Amal de Mutsamudu a rouvert après des travaux d’extension et de rénovation.
La configuration politique actuelle offre aussi des perspectives intéressantes, car les affaires peuvent maintenant se traiter directement, sans détour par Moroni. La fiscalité est attractive, une zone franche est en voie de création, et, selon Mohamed Hazy et Valeriya Safonova, l’île offre des opportunités aux entreprises étrangères. Ce couple de consultants installé depuis quelques mois à Mutsamudu veut y croire…
Et, de fait, Anjouan aurait grand besoin d’investissements. La population, réputée travailleuse et douée pour le commerce, un héritage, sans doute, des marins shiraziens (Perse islamisée), découvreurs et premiers occupants du territoire, au VIIIe siècle de notre ère. Le cocktail explosif sous-développement/surpopulation est aux racines du mal séparatiste, et tant qu’il ne sera pas dilué, le feu risque de continuer, d’une manière ou d’une autre, à couver sous la cendre. L’île, plus pauvre que Grande Comore, ne peut pas compter sur les transferts d’argent de la diaspora de France, originaire de Ngazidja dans sa grande majorité.
Traditionnellement, les Anjouanais migraient à Mayotte, l’île voisine dans laquelle beaucoup ont de la famille, pour travailler ou commercer. L’instauration de visas par le gouvernement d’Édouard Balladur, en 1994, a brutalement mis un terme à cette possibilité. Les conséquences ont été tragiques. L’émigration clandestine a explosé, et avec elle le nombre des noyades, car le voyage en kwassa-kwassa est des plus dangereux. Des centaines de Comoriens disparaissent chaque année pendant le naufrage de ces barques à moteur qui essaient de franchir, de nuit, la centaine de kilomètres séparant Anjouan de Mayotte. Du côté français, on semble maintenant conscient du problème, humain et politique, posé par la non-insertion d’Anjouan dans son environnement régional. La région commence à Mayotte.
Pourquoi ne pas offrir davantage de souplesse aux hommes, en permettant des mouvements saisonniers de travailleurs, et des mouvements réguliers de commerçants ? Pourquoi aussi ne pas faciliter l’entrée des maigres productions anjouanaises, celles de fruits et légumes par exemple ? Quel meilleur moyen de stabiliser le territoire, et d’alléger la pression migratoire ? Les diplomates ne seraient pas hostiles à cette idée. Mais il faut compter avec les résistances de certains milieux mahorais, pour qui l’existence de clandestins en nombre, payables au lance-pierre et corvéables à merci, n’est pas forcément une mauvaise affaire…

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