Peuvent-ils sauver l’Afrique ?

Deux tiers des interventions des forces de l’ONU se déroulent sur le continent, théâtre des principaux conflits dans le monde. Enquête sur ces soldats de la paix.

Publié le 4 mars 2004 Lecture : 6 minutes.

Abou Thiam a servi pour la première fois sous la bannière onusienne en 1982. Il avait été désigné, comme d’autres, par l’état-major de l’armée sénégalaise pour rejoindre la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul), à Tyr. « Pendant un an, j’étais responsable d’un bataillon de 600 Casques bleus chargés de la protection des convois de vivres à destination des populations libanaises et palestiniennes déplacées », raconte
au téléphone ce natif de Méry, une localité située dans le nord du Sénégal. « La situation était très tendue dans la région. C’était après les massacres de Sabra et Chatila. » Sa mission achevée, le jeune officier est retourné, en 1983, dans son pays.
Vingt ans après, il refait surface dans une nouvelle aventure onusienne, cette fois en République démocratique du Congo (RDC). « L’armée sénégalaise est une véritable pépinière pour les opérations de maintien de la paix, poursuit le commandant Thiam, aujourd’hui âgé
de 46 ans. Elle a beaucoup investi dans la formation et dans l’instruction de ses hommes. Tous les officiers parlent ainsi au moins deux langues étrangères. Tous sont titulaires du
permis de conduire, et la quasi-totalité d’entre eux a subi un stage en matière d’intervention humanitaire. Il ne faut pas oublier qu’au début des années 1960 il y avait déjà des Sénégalais dans le contingent de l’ONU dans ce qui s’appelait alors le Congo-Léopoldville. »
Ils sont aujourd’hui quelque 36 000 Casques bleus (sous ce vocable, on désigne les soldats, les observateurs militaires et les policiers) stationnés sur le continent. À eux seuls, ils forment plus des trois quarts de l’effectif global de « l’armée » onusienne
(46 000 hommes). Venus d’Amérique, d’Asie, d’Europe, mais aussi des États africains, ils opèrent au sein de la Minurso (Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental, la plus ancienne opération de maintien de la paix
d’Afrique), de la Minul (Mission des Nations unies au Liberia), de la Minusil (Mission des Nations unies en Sierra Leone), de la Monuc (Mission des Nations unies en République démocratique du Congo) et de la Minuee (Mission des Nations unies en Éthiopie et en Érythrée). Si tout va bien, ils devraient être rejoints par les 6 420 soldats qui seront déployés, à compter d’avril ou de mai 2004, en Côte d’Ivoire. Et, probablement courant
2005, par des milliers d’autres pressentis pour le Soudan.
Soldats de métier, bras armés de l’ONU, les Casques bleus ne sont pas, paradoxalement, des combattants. Leur mission consiste avant tout à préserver la paix, alors que
l’opinion attend souvent d’eux qu’ils l’imposent, au besoin par les armes. Ils sont présents, non pas pour faire la guerre, mais pour séparer des belligérants, faire respecter un cessez-le-feu, bien souvent précaire, surveiller une « zone de confiance », ouvrir un corridor humanitaire, signaler les cas de violations des droits de l’homme, aider au désarmement et à la réinsertion des protagonistes, regrouper les armes, veiller à la sécurité des populations civiles et, en cas d’élections, au respect du suffrage universel. Aussi l’ONU met-elle un soin particulier à choisir les femmes et les hommes appelés à servir sous ses couleurs.
« Le mérite individuel, la discipline et la capacité d’adaptation sont quelques-uns des
critères qui président au choix », explique le commandant Abou Thiam. Avant d’embarquer
pour le Congo, le Liberia ou la Côte d’Ivoire, les officiers sénégalais sont, pour ce qui les concerne, reçus par leur hiérarchie et par le ministre de la Défense qui leur
rappellent le contenu de leur mission et les dispositions du « code de conduite » qui invitent les Casques bleus à respecter les us et coutumes de la population locale, leur interdit de « fréquenter des filles mineures », de se livrer à des trafics de stupéfiants,
d’objets précieux ou de devises. Pour les soldats, la rotation dure six mois. Les sous-officiers et les officiers passent généralement une année sur le terrain. « Nous servons certes les Nations unies, mais nous sommes également les ambassadeurs du Sénégal et de son armée », poursuit le commandant Thiam.
Arrivé en juillet 2003 à Kinshasa, où se trouve le QG de la Monuc, ce dernier a fait deux semaines de stage dit « d’imprégnation », avant d’être envoyé à Bunia, dans la province
orientale de l’Ituri. Sur le terrain, il a fallu s’adapter dans une région riche en minerais, mais dépourvue de toute infrastructure routière, ce qui rend les déplacements difficiles. Il a fallu se faire aux modes de vie de soldats venus d’horizons différents : « Nous parvenons rapidement à dépasser nos différences culturelles et linguistiques parce que nous pratiquons le même langage militaire, souligne le commandant Thiam. Le général Mahmud Rashad, responsable du commandement militaire dans l’Ituri, y est pour quelque chose. Il a une approche globale de la mission qui lui a été confiée. Il a luimême été formé au Pakistan, en France et aux États-Unis. » Il a fallu aussi, bien entendu, s’adapter aux populations : « Je n’ai jamais senti d’animosité particulière à notre égard. Au contraire, les gens sont rassurés par notre présence. Pour communiquer
avec eux, nous faisons appel à des interprètes »
Trois des six opérations en cours sur le continent (si l’on prend en compte la Mission des Nations unies en Côte d’Ivoire, Minuci) sont dirigées par des Africains (le Béninois
Albert Tévoédjrè, à Abidjan ; le Nigérian Oluyèmi Adeniji, en Sierra Leone ; et le Botswanais Legwaila Joseph Legwaila, en Éthiopie-Érythrée), deux par des Américains
(Jacques Paul Klein, au Liberia ; et William Lacy Swing, en RDC). La Minurso est, elle, placée sous la responsabilité politique de l’ancien secrétaire d’État américain James Baker III, qui porte le titre d’envoyé spécial de Kofi Annan, et celle, effective, du
Péruvien Alvaro de Soto, représentant spécial du secrétaire général et chef de mission.
Le Bangladesh, le Pakistan et le Nigeria fournissent, à eux trois, plus du quart des Casques bleus déployés en Afrique. Parmi les principaux contributeurs figurent également la Jordanie, le Ghana, l’Inde, le Kenya, le Sénégal, l’Égypte, l’Éthiopie, le Honduras, l’Uruguay et la Tunisie. À titre de comparaison, les grandes puissances, avec seulement quelques centaines d’hommes répartis sur les théâtres d’opération, sont timorées. En Côte d’Ivoire, où la France est impliquée dans la résolution de la crise, les 4 000 soldats de l’opération Licorne garderont ainsi une totale autonomie vis-à-vis de l’état-major
onusien. Conclusion : en matière de maintien de la paix, les riches et les pauvres ne sont pas logés à la même enseigne, puisque 70 % à 80 % des Casques bleus sont originaires de pays en développement.
S’ils hésitent à envoyer leurs nationaux dans les « bourbiers » africains, les pays nantis se rattrapent sur le financement des opérations de maintien de la paix. Dans ce registre, les États-Unis, avec 774 millions de dollars en 2003-2004, arrivent largement
en tête, suivis du Japon et de l’Allemagne, deux États qui ne sont pas membres permanents du Conseil de sécurité. Aucun pays africain (pas même l’Afrique du Sud, le Nigeria ou l’Égypte) ne figure sur la liste des quinze plus gros contributeurs au budget des opérations de maintien de la paix. Et pour cause ! Les institutions régionales et continentales africaines éprouvent déjà du mal à financer leurs propres opérations de
maintien de la paix. L’annonce du passage sous statut onusien des forces ouest-africaines en Côte d’Ivoire en est la parfaite illustration. « Sans que cela ne soit formulé en ces termes, il y a comme une division du travail entre les pays du Nord et ceux du Sud, résume joliment un fonctionnaire onusien. Ceux qui fournissent des soldats ne déboursent pratiquement rien et ceux qui financent refusent de participer au contingent. »
Cela dit, l’envoi de soldats au sein d’un contingent onusien présente quelques avantages. L’ONU verse environ 1 000 dollars, par mois et par soldat, à chacun des gouvernements
concernés, à charge pour ces derniers de redistribuer cette manne à leurs troupes, selon des proportions dont ils sont seuls maîtres. Les modalités diffèrent d’un pays à l’autre. Par exemple, chaque soldat sénégalais reçoit l’équivalent de 2,5 millions de F CFA au terme de son séjour (six mois), les sous-officiers, 3 millions de F CFA, et les officiers, 3,5 millions de F CFA. Sur place, les uns et les autres reçoivent par ailleurs 2 000 F CFA quotidiens de primes de risque et, tous les mois, une allocation « cigarettes
» de 40 dollars versée par l’ONU. Les observateurs militaires sénégalais, eux, perçoivent 138 dollars par jour. « Lorsque l’un d’entre nous termine sa rotation, il retourne au pays avec un joli pactole dans la poche », conclut le commandant Thiam

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