Maryvonne Raveneau, la femme que Kadhafi n’achètera pas

La veuve du commandant de bord ne veut pas de l’argent du Guide. Motif : le mot « attentat » ne figure pas dans l’accord d’indemnisation.

Publié le 1 mars 2004 Lecture : 7 minutes.

Un mot Il manque un seul mot dans l’accord franco-libyen du 9 janvier dernier sur l’indemnisation des familles des victimes de l’attentat contre le DC-10 d’UTA. Le mot
« attentat » justement. C’est le mot clé, mais il est interdit ! Prix de cet énorme mensonge : 170 millions de dollars (135,3 millions d’euros). En substance, la Libye a dit aux familles : « Si l’attentat n’est pas mentionné, vous aurez 170 millions de dollars. »
Presque toutes ont accepté le marché. Mais une femme a dit non. Elle s’appelle Maryvonne Raveneau. C’est la veuve du commandant de bord du DC-10.
Maryvonne Raveneau, c’est une silhouette élancée et une montagne de volonté. Pas du tout la veuve éplorée portant un masque de douleur. Non. Elégante, souriante, elle dégage de la sérénité. La voix est ferme et le regard bleu acier. Jusqu’en 1989, la vie lui avait ouvert les bras. Une enfance à la Martinique, un mariage d’amour avec Georges, descendant d’une famille békée comme elle, la naissance de deux fils, puis le départ pour Paris. Georges Raveneau était pilote de ligne, promis à une belle carrière. Le 19 septembre 1989, tout s’est arrêté.
Ce jour-là, une mallette piégée est introduite dans le vol UTA 772 Brazzaville-Paris. Georges Raveneau est aux commandes. Qui a posé la bombe ? Après une enquête de plusieurs années, le juge français Jean-Louis Bruguière affirmera que ce sont sans aucun doute les services secrets libyens. Pour quel motif ? Punir la France d’avoir aidé les Tchadiens à chasser l’armée libyenne de leur territoire. Trente minutes après l’escale de N’Djamena, la bombe explose en plein vol. Cent soixante-dix morts. Le même jour, à 20 heures, Maryvonne Raveneau regarde le Journal télévisé. Patrick Poivre d’Arvor annonce qu’un avion d’UTA a disparu entre N’Djamena et Paris. Elle ne comprend pas tout de suite. Elle va chercher la feuille de route de son mari… En un instant, sa vie bascule.
La douleur, la souffrance… Au début, Maryvonne Raveneau est hébétée, sans réaction. De toute façon, elle est persuadée que son pays, la France, la défendra. Et que justice sera rendue. Mais le jour où le ministre français des Affaires étrangères Roland Dumas déclare qu’« il faut tourner la page », elle commence à douter. Le 10 mars 1999, six Libyens sont condamnés par une cour d’assises française. Par contumace. « Pas facile de voir un box vide », se souvient-elle. Et quand la Libye verse une indemnité de 35 millions de dollars aux plaignants, elle comprend. Paris et Tripoli se sont réconciliés au prix d’une contumace. Les coupables peuvent dormir tranquilles.
C’est alors que vient la colère. Jusque-là, elle était femme au foyer, trop timide pour se mettre en avant. Maintenant, elle va se battre. Elle sera « la veuve du commandant Raveneau ». Le 25 octobre 1999, elle se lâche. Elle écrit à Jacques Chirac : « Monsieur le Président, vous souvenez-vous de ce jeune pilote martiniquais, Georges Raveneau ? Militant RPR, il vous avait piloté le 12 mars 1981 lors d’une de vos visites dans les départements d’outre-mer. Il croyait en vous. […] 19 septembre 1989, cette date vous évoque-t-elle le moindre souvenir ? À lire vos propos, à entendre Kadhafi parler de « son ami Chirac » et d’une « affaire révolue », j’en doute fort. Dix ans après cet assassinat, je ressens votre attitude comme une trahison, une lâcheté de votre part. […] Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, mes salutations attristées parce que hélas ! non respectueuses. » La lettre n’aura jamais de réponse…
Heureusement, dans sa lutte, Maryvonne Raveneau n’est plus seule. Elle reçoit le précieux soutien de SOS Attentats, l’association française de Françoise Rudetzki. Et celui d’un jeune homme fougueux, Guillaume Denoix de Saint-Marc, qui a perdu son père dans l’attentat. Avec lui, elle crée le Collectif des familles du DC-10 en colère. Longtemps, elle se cogne au mur de la raison d’État. Mais, en octobre 2002, une brèche s’ouvre. Ce jour-là, elle manifeste contre la visite à Paris du ministre libyen des Affaires étrangères, Abderrahmane Chalgham. Et pour la première fois, les Libyens, en quête de respectabilité, acceptent publiquement de négocier.
Le 11 septembre 2003, un premier accord franco-libyen est conclu. Tripoli promet d’indemniser les familles. En échange, Paris donne son feu vert à la levée des sanctions de l’ONU. Les discussions s’accélèrent entre le porte-parole du Collectif, Guillaume Denoix de Saint-Marc, et le président de la Fondation Kadhafi, Seif el-Islam, qui n’est autre que le fils et l’héritier présumé du Guide. À Noël, les négociations sont sur le point d’aboutir, mais il reste un écueil : le mot « attentat ». Jusqu’au bout, Denoix de Saint-Marc ferraille pour que ce mot figure dans l’accord. « Je me suis battu comme un chien », dit-il. Mais les Libyens ne veulent rien entendre. Il propose alors le terme « explosion de la bombe ». Même refus. En aucun cas Seif el-Islam ne veut reconnaître formellement la culpabilité de son pays. Le président de la Fondation Kadhafi fait même savoir à son interlocuteur français que, s’il insiste, l’État libyen enlèvera sa garantie. L’accord ne sera plus qu’un chiffon de papier. « Fallait-il se bloquer sur un mot ? » s’interroge Denoix de Saint-Marc. « Bien sûr, j’aurais préféré l’aveu, mais après tout, l’indemnisation est déjà une forme de reconnaissance. » Le 9 janvier, il signe. La Libye s’engage à verser 170 millions de dollars, soit 1 million de dollars par famille. En contrepartie, les familles renoncent au mot « attentat » ou « bombe ». L’accord mentionne pudiquement « l’explosion de l’avion ». Comme s’il s’agissait d’un accident ! La Libye paie, mais n’avoue pas.
Quand Maryvonne Raveneau l’apprend, elle accuse le coup. « Vous savez, l’absence du mot « attentat », c’est beaucoup plus qu’une frustration, c’est une souffrance. » Elle n’hésite pas une seconde. Elle annonce qu’elle refuse le million libyen : « L’argent, je m’en fiche », tempête-t-elle, en balayant l’air du revers de la main. Évidemment, elle a besoin d’argent, comme tout le monde. Mais l’assurance que son mari avait souscrite avant son décès lui permet aujourd’hui de vivre dans le 15e arrondissement de Paris sans être obligée de travailler. Et de toute façon, cet argent libyen, elle n’en veut pour rien au monde. « On ne peut pas faire comme si cet attentat n’avait pas existé. Ce n’est pas possible ! Le terrorisme, cela peut arriver à chacun d’entre nous. Jamais je ne transigerai ! » Le plus dur pour cette femme, c’est le sentiment d’être abandonnée par son propre gouvernement. « Cet accord bafoue la mémoire de mon mari. Le gouvernement français devrait lui témoigner du respect. Il ne lui donne que du mépris. » Et sans élever la voix, juste d’un ton qui n’admet pas la réplique : « Georges n’est plus là pour se défendre, mais moi je me battrai pour lui. » Les coupables répondront-ils un jour de leur crime ? Avec Me Olivier Descamps, jeune avocat intrépide du barreau parisien, Maryvonne Raveneau veut croire que oui. Et après tout, pourquoi pas ? L’accord franco-libyen du 9 janvier n’éteint pas l’action judiciaire en cours devant les tribunaux français. Les six agents libyens condamnés par contumace en 1999 font l’objet d’un mandat d’arrêt international qui n’expirera… qu’en 2019. Qui peut dire ce qui arrivera en Libye d’ici là ? En tout état de cause, les six condamnés ont intérêt à ne pas sortir de leur pays. Or l’un d’eux, Abdallah Senoussi, beau-frère de Mouammar Kadhafi, est souffrant. Récemment, il aurait tenté de se faire soigner en Italie. Mais repéré par Interpol, il aurait très vite quitté l’Europe pour l’Égypte. La traque est loin d’être finie… Par ailleurs, les sept familles de victimes américaines du DC-10 ont porté plainte auprès de la Cour fédérale de Washington. Le tribunal américain devrait se prononcer sur la culpabilité ou non de l’État libyen avant l’été. Comme Maryvonne Raveneau, les sept familles américaines refusent le million de Kadhafi. Certes, leur démarche est plus financière que morale – les familles américaines veulent beaucoup plus que 1 million chacune -, mais c’est tout de même un renfort pour la veuve inflexible.
Dans son combat, Maryvonne Raveneau n’a pas que des amis. Elle sait que la quasi-totalité des familles des victimes du DC-10, françaises comme africaines, accepte l’argent libyen. Elle n’ignore pas que certains la traitent « d’emm… » ou de « femme butée ». Elle sait aussi qu’on dit d’elle : « C’est une personne qui ne sait pas guérir. » Mais elle s’en fiche. Chacun fait son deuil comme il peut. Elle respecte tout à fait le choix de Norbert Dabira, le président de SOS Attentats à Brazzaville, qui accepte l’indemnisation pour le symbole – « La Libye montre ainsi qu’elle avoue sa responsabilité dans l’attentat », déclare le général congolais, dont le fils est mort dans le DC-10. Elle comprend aussi la réaction de Brigitte Moret au lendemain de l’accord : « Après tant d’épreuves, je vais pouvoir avancer sur la voie de l’apaisement et de la sérénité » – sa soeur était hôtesse dans l’avion. Simplement, la veuve du commandant fait son deuil autrement. Quatorze ans après, elle reste d’une fidélité sans faille à la mémoire de son mari. Et quand on lui demande d’où vient sa force, on finit par deviner qu’elle puise son énergie dans la pensée même de son mari. Elle continue de vivre en communion de pensée avec lui. Quatorze ans après, elle l’aime, tout simplement ! Bien sûr, elle est trop pudique pour l’avouer, mais au détour d’une phrase, son regard se brouille, et elle lâche dans un souffle : « Ils peuvent tuer mon mari, ils ne peuvent pas détruire le sentiment que j’ai pour lui. » Un instant, la veuve courage plonge ses yeux dans un dossier et tourne quelques pages. Juste le temps de ravaler ses larmes.

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