L’impasse et le ghetto

Ariel Sharon avait promis aux siens « la paix et la sécurité ». Trois ans après son arrivée au pouvoir, il leur a surtout apporté la guerre rampante et l’insécurité. Le tout sur fond d’un total échec économique.

Publié le 2 mars 2004 Lecture : 8 minutes.

A la veille du troisième anniversaire de l’arrivée au pouvoir d’Ariel Sharon, son bilan gouvernemental pourrait tenir en deux phrases : il avait promis aux Israéliens « la paix et la sécurité » ; il leur a apporté une guerre rampante et l’une des pires insécurités qu’ils aient jamais connues. À quoi l’on est tenté d’ajouter : sur fond d’un total échec économique.
Élu le 6 février 2001, le chef du Likoud prit ses fonctions en mars dans un contexte d’impasse diplomatique et de violence. L’impasse – qui contribua largement à son élection – lui fut comme un cadeau ménagé par son prédécesseur, Ehoud Barak. En août 2000, celui-ci avait conclu la rencontre de Camp David sur un échec dont il accusa les Palestiniens en forgeant la légende de ses « propositions généreuses » vilainement rejetées par Yasser Arafat. Mais, fin janvier 2001, il avait confirmé son mauvais vouloir en faisant avorter l’accord virtuellement intervenu à Taba entre représentants d’Israël et de la Palestine. Quant à la violence, Ariel Sharon s’était chargé lui-même de la déclencher, dès le 28 septembre 2000, en provoquant la seconde Intifada par son incursion musclée sur l’esplanade des Mosquées.
Ainsi put-il définir les deux thèmes directeurs qui allaient, durant trois ans, inspirer toute sa politique : d’une part, « il n’y a pas d’interlocuteur » du côté des Palestiniens ; d’autre part, ceux-ci ne comprennent que la force.
Sur le premier axe se développerait systématiquement la destruction de l’Autorité palestinienne. Récusé d’emblée, puis menacé de déportation, voire d’assassinat, Yasser Arafat s’est vu confiné à Ramallah dans des bureaux en ruines, tandis qu’étaient dévastés ses ministères et liquidées ses forces de sécurité. Puis, en mars 2003, quand Mahmoud Abbas, dans un souci de réformes, fut nommé Premier ministre, il se heurta, du côté israélien, à une telle obstruction qu’il choisit de démissionner six mois plus tard. Et son successeur, Ahmed Qoreï, est aujourd’hui en passe de l’imiter.
Ce sont les Palestiniens, en l’occurrence, qui n’ont pas trouvé de véritable interlocuteur du côté d’Israël. Ils en ont subi, en revanche – et c’est le deuxième axe de la politique sharonienne -, une série d’agressions d’une brutalité sans précédent. Répondant souvent à d’atroces attentats suicide, mais d’une façon si disproportionnée qu’elle a provoqué de nouveaux attentats suivis d’autres représailles, Tsahal a broyé dans un mécanisme infernal les populations de Cisjordanie et de Gaza.
Se sont ainsi succédé incursions sanglantes dans les zones palestiniennes ; réoccupations plus ou moins longues des « villes autonomes » (Tulkarem, Bethléem, Jénine, Naplouse) ; « assassinats ciblés » dans des quartiers civils, avec leurs victimes « collatérales », etc. Le tout marqué par le paroxysme de l’opération Rempart, menée du 29 mars au 21 avril 2002, au prix – officiellement – de 250 Palestiniens tués pour 23 soldats israéliens. Et deux points forts. D’emblée, à Ramallah, la mise à sac des ministères palestiniens de l’Éducation, de la Santé, de la Culture, de l’Économie, où la totalité des disques durs a été retirée des ordinateurs, tandis qu’étaient confisqués tous les dossiers et archives essentiels à l’administration d’une société moderne : ce qui visait moins, de toute évidence, à « lutter contre le terrorisme » qu’à empêcher la naissance et le fonctionnement d’un État palestinien. Puis ce fut, le 12 avril, la dévastation meurtrière du camp de réfugiés de Jénine, qui suscita l’accusation de massacre.
Dans un premier temps, cette offensive, à la limite de la barbarie, parut admise dans une opinion traumatisée par les attentats, où le « camp de la paix » s’était auto-anesthésié. Le 28 janvier 2003, des législatives anticipées se traduisirent par une victoire du Likoud, qui obtint 37 sièges sur 120 dans la nouvelle Knesset (contre 17 auparavant), tandis que le Parti travailliste, qu’Amram Mitzna avait tenté de réveiller, enregistrait une défaite historique avec le plus mauvais score de son histoire (15,8 % et 19 sièges) et qu’à l’extrême gauche s’effondrait le Meretz, avec 6 sièges seulement, contre 10 en 1999.
Lentement, cependant, la situation commença d’évoluer. L’absence de toute perspective politique, jointe à l’échec de plus en plus évident de la politique de guerre, se mirent à ronger l’apparente popularité de Sharon, le contraignant à chercher – ou à feindre de chercher – d’autres solutions, ou pseudo-solutions.
Politiquement, son obstruction se manifesta de nouvelle manière, à partir de septembre 2002, par le sournois sabotage de la « feuille de route ». Élaboré, rappelons-le, par un « Quartet » de médiateurs internationaux (Nations unies, États-Unis, Union européenne et Russie), ce plan de règlement du conflit israélo-palestinien prévoyait la création par étapes, d’ici à 2005, d’un État palestinien aux côtés de celui d’Israël : chaque étape devant être marquée par des mesures concrètes prises parallèlement de part et d’autre.
Mais, tandis que Mahmoud Abbas accepte ce texte sans détours dès avril 2003, le gouvernement israélien ne donne son accord, un mois plus tard, qu’en l’assortissant de quatorze « réserves » qui le vident en grande partie de sa substance. Pis : sur le terrain, il ne prend aucune des mesures de confiance prévues. Alors qu’Abbas avait annoncé la « démilitarisation » pour un an de l’Intifada et négocié une trêve avec le Hamas et le Djihad, Sharon, contrairement à ses engagements, n’amorça même pas le démantèlement des « colonies sauvages » implantées depuis 2001. Tout au contraire : selon le dernier rapport de Shalom Archav (« la Paix maintenant »), l’année 2003 a marqué le renforcement de trente-cinq colonies illégales, tandis que la Knesset votait, pour l’ensemble des implantations, des crédits supplémentaires de 20 millions de dollars.
Dans ces conditions allaient reprendre les attentats suicide, entraînant les sanglantes représailles habituelles. Du 28 septembre 2000 au 30 décembre 2003, le bilan des affrontements s’établira – selon l’AFP – à plus de 3 704 morts dont au moins 2 772 Palestiniens et 865 Israéliens.
Dans cette faillite intervient alors, aux dires de Ha’aretz, un élément nouveau. Au début de 2004, les commandants sur le terrain de Tsahal, du Shin Beth et de la police des frontières rapportent au Premier ministre que la tension de leurs hommes a atteint ses limites. De plus, les frictions avec les civils palestiniens aux barrages routiers et aux avant-postes des colonies (souvent des malades ou des femmes enceintes se rendant à des hôpitaux) détruisent le moral des soldats en altérant leurs motivations. Le mouvement des « refuzniks » prend d’ailleurs de l’ampleur. Aux quelques centaines de réservistes refusant de servir dans les Territoires s’est ajoutée la lettre de vingt-sept pilotes – le corps le plus choyé d’Israël – et de trente membres du commando d’élite Sayeret Matkal. Presque symboliquement, vient de s’y ajouter, le 19 février, la décision militaire de dispenser de service armé l’objecteur de conscience Yonatan Ben Artzi. Ce neveu par alliance de Benyamin Netanyahou voit ainsi couronner de succès le combat qu’il mène à cette fin depuis quatre ans (dont un an et demi d’emprisonnement). Non sans un humour involontaire, la lettre à lui adressée par le brigadier général Avi Zamir, chef de département de Tsahal, explique la décision du comité ad hoc par le « manque de motivation » du jeune pacifiste. Lequel a aussitôt confirmé sa proposition, faite il y a un an, d’effectuer un « service national » civil, dans un hôpital par exemple.
Ces développements expliquent largement l’apparence de tournant opéré par Ariel Sharon et qu’illustrent deux initiatives : la monstrueuse édification d’une « clôture » dite « de sécurité » destinée à séparer physiquement Israël des territoires palestiniens ; puis l’annonce surprise de son projet de « désengagement » unilatéral par l’évacuation de 17 colonies (sur 21) de la bande de Gaza : 3 autres au Nord et 1 au Sud, contiguës au territoire d’Israël, lui seraient annexées, ce qui réduirait d’autant le territoire de la « bande » abandonnée aux Palestiniens. Par ailleurs, le ministre de la Défense Shaul Mofaz, qui avait, dans un premier temps, semblé approuver le « plan Sharon », a nuancé gravement cette acceptation lors d’un entretien au Ha’aretz. On évacuerait effectivement les colons, dit-il, mais l’armée resterait à Goush Katif, c’est-à-dire, au Sud, dans le plus vaste bloc d’implantations qui, de colonie civile, serait converti en zone militaire. Tsahal garderait le contrôle du territoire afin de s’en servir comme monnaie d’échange lors de négociations avec les Palestiniens quand le moment sera venu – s’il vient un jour.
On peut donc dire « apparence » puisqu’il ne s’agit que d’un nouvel avatar du choix fondamental fait par le chef du Likoud, et qui détermine à travers tours et détours, toute sa politique : le refus d’une véritable négociation avec les Palestiniens en vue de leur permettre la création d’un État indépendant et viable.
Nul ne sait encore si l’évacuation de Gaza, dont il n’existe ni carte ni calendrier, et pour laquelle il s’abstient de tout contact, de toute discussion avec l’Autorité palestinienne, finira vraiment par avoir lieu. Mais, conjuguée avec la construction du mur, qui, elle, se poursuit régulièrement, sa signification est claire : un coup (de grâce ?) porté à la perspective même d’un État palestinien, pourtant accepté verbalement par Ariel Sharon.
Car cet autre « mur de la honte » – comme on avait déjà baptisé le mur de Berlin – n’est pas une simple barrière qui suivrait le tracé d’une frontière « normale » entre Israël et la Palestine. C’est un ensemble de murs proprement dits complété par des tours de contrôle, des chevaux de frise ou des rouleaux de fils barbelés qui serpentent parfois profondément dans le territoire de la Cisjordanie pour englober des blocs entiers de colonies, tout en coupant des dizaines de villages palestiniens de leurs champs, voire de leurs sources d’eau, tandis que sont déracinées leurs oliveraies et leurs vergers passés au bulldozer : un total mépris de l’homme se doublant de vandalisme écologique.
En bref, qu’Israël se replie ou non sur ses frontières centrales après renoncement à la bande de Gaza, il s’agit, paradoxalement, de transformer l’État juif en un véritable ghetto fortifié dont la structure même empêcherait l’organisation à ses côtés d’un État palestinien.
Face à cette étrange régression, qui travestirait en fausse victoire l’un des cauchemars de l’histoire juive, on a quand même assisté à un certain réveil du camp de la paix : successivement, l’initiative Nusseibeh-Ayalon, puis le « pacte de Genève » patronné par Yossi Beilin et Yasser Abed Rabbo, ont indiqué la voie à suivre. Se trouvera-t-il, dans une société israélienne en désarroi, des forces ayant le courage de s’y engager, en sortant de l’impasse où l’égare Ariel Sharon ?

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