Libye : le grand bluff (suite)

Publié le 4 mars 2004 Lecture : 4 minutes.

« Le grand bluff », écrivions-nous il y a quelques semaines pour qualifier la décision libyenne de renoncer aux armes de destruction massive et les accents triomphalistes avec lesquels elle avait été accueillie à Londres et à Washington. Un pressentiment que les premières conclusions des investigations menées depuis en Libye par les inspecteurs de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) sont venues confirmer. On sait désormais en effet qu’après avoir renoncé, à la fin des années 1980, à se doter d’une « bombe islamique » par ses moyens propres – un processus long, complexe et nécessitant la formation d’une élite scientifique totalement absente en Libye -, le colonel Kadhafi a choisi d’emprunter le raccourci hasardeux du nucléaire clés en main, avec des résultats aussi spectaculaires qu’inefficaces. À partir de 1995 et jusqu’au début de 2003, Tripoli a acquis, principalement par l’intermédiaire du Pakistanais Abdul Qadeer Khan (voir J.A.I. n° 2250), tout ce qu’il était possible d’acquérir sur le marché noir de l’atome, dans le plus grand désordre et sans se préoccuper le moins du monde de la cohérence et de l’interconnexion de ses achats.

Au lieu de se procurer la technologie et l’équipement nécessaires pour construire une usine d’enrichissement de l’uranium du type de celle de Kahuta au Pakistan, les Libyens ont ainsi directement acheté près de deux tonnes d’hexafluoride d’uranium, qu’ils ont ensuite stocké sans trop savoir qu’en faire. Et pour cause : les centrifugeuses auxquelles ce « carburant » était destiné, et que les inspecteurs de l’AIEA, mais aussi les agents américains et britanniques, ont pu examiner tout à loisir, manquaient d’éléments essentiels tels les tubes qui permettent de les relier entre elles. Un matériel incomplet donc, parfois de seconde main, voire contaminé, que le docteur Khan semble avoir « fourgué » à des clients bien naïfs…
À moins qu’un bluff n’en cache un autre, comme une poupée russe. En dépit de sa tendance systématique à surestimer les capacités libyennes dans tous les domaines, Mouammar Kadhafi ne pouvait pas ne pas savoir en effet qu’avec à peine une trentaine de « spécialistes » du nucléaire – dont un tiers ont été formés en Espagne dans les années 1980 – la Libye était à des années-lumière d’une maîtrise endogène de la chaîne atomique. À titre de comparaison, l’Iran possède plus de cinq cents scientifiques en la matière, et le Pakistan un millier ! Même si les apparences jouent souvent contre lui, l’homme qui, en janvier 2000, reconnaissait, lors d’un discours remarqué, que « ceux qui ont mené la révolution ne sont ni des savants ni des experts », mais de « simples sous-officiers analphabètes » ne manque pas, parfois, de lucidité.

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Autre mystère : les commandes libyennes au supermarché clandestin du nucléaire se sont poursuivies bien après que Tripoli eut amorcé son spectaculaire rapprochement avec Londres et Washington en livrant, en 1999, les deux suspects de l’attentat de Lockerbie. L’hexafluoride d’uranium a été acheté en 2001 et 2002 et le cargo BBC-China transportant des pièces de centrifugeuses pour la Libye a été arraisonné dans le port de Tarente en… octobre 2003, quelques semaines à peine avant l’annonce urbi et orbi de la renonciation aux fameuses ADM. Pourquoi un tel décalage ?
Deux réponses sont possibles. Soit Kadhafi, comme il se plaît à le répéter, n’exerce plus le pouvoir depuis 1977, date à laquelle il a remis au peuple toutes ses prérogatives – mais nul, pas même lui, n’a jamais cru à cette fable. Soit, beaucoup plus vraisemblablement, a-t-on eu affaire à une ruse du colonel qui, constatant que son « geste » de 1999 était jugé notoirement insuffisant par Washington pour rayer la Jamahiriya de la liste des Rogue States, a décidé de se constituer une sorte de stock de chantage afin de dramatiser sa reddition – et d’en maximiser les profits. Le plus extraordinaire dans cette partie de poker menteur est que les Américains et les Britanniques, qui lisaient parfaitement dans le jeu libyen (ils avaient depuis longtemps pénétré les réseaux de contrebande de l’atome), aient laissé faire sans réagir. On sait aujourd’hui pourquoi : plus la prise libyenne pouvait prendre les allures d’un gros poisson, plus cela les arrangeait. Une complicité tacite, en quelque sorte.
Reste que tout cela semble avoir fatigué le héros de la pièce. À 62 ans, Mouammar Kadhafi est apparu aux yeux du journaliste italien de La Repubblica Guido Rampoldi, qui l’a rencontré il y a quelques semaines, comme « un révolutionnaire à la retraite » et « un patriarche dans son automne ». La disparition de son principal ennemi, l’Amérique, lui a fait perdre sa fougue rhétorique, et même la dénonciation du dernier « complot juif » (« Israël répand des paquets de hachisch sur les côtes d’Égypte, de Syrie et d’Afrique du Nord ») manque de conviction. Celui que son chef du protocole conseille désormais d’appeler « Frère leader » se réfugie derrière un sourire évasif lorsque son interlocuteur lui demande si le temps n’est pas venu, pour lui, d’abdiquer en faveur de son fils Seif el-Islam.

De bluff en bluff, cette Libye, que Kadhafi qualifia lui-même il y a quatre ans de « roue qui tourne dans le vide », est devenue un État sans État où rares sont ceux qui tirent une véritable fierté de leur identité nationale. Les liens civils vitaux entre Libyens qui auraient pu contrer les démons du tribalisme, du racisme et du radicalisme religieux ont presque disparu sous les coups de boutoir d’une lutte permanente, impitoyable et destructrice contre toute forme d’État. C’est cet héritage-là, largement négatif, que le successeur de Mouammar Kadhafi devra un jour affronter. Peut-être s’en rend-il enfin compte. Sans doute est-il un peu trop tard pour y remédier.

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