Le TPIR sur le banc des accusés

Le Tribunal pénal international d’Arusha réussit l’exploit de mécontenter aussi bien les avocats de la défense que les associations s’occupant des victimes… Les reproches formulés à son encontre sont-ils fondés ?

Publié le 1 mars 2004 Lecture : 6 minutes.

Le procureur général du Rwanda, Jean de Dieu Mucyo, a annoncé le 19 février qu’il était prêt à réduire de moitié la peine de tous les auteurs de génocide actuellement détenus à Kigali qui avoueraient leurs crimes d’ici au 15 mars. Leur libération aurait lieu en avril, au cours de la commémoration du dixième anniversaire des massacres de 1994. Cette décision intervient au moment même où le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), dont le siège est à Arusha, en Tanzanie, envisage de délocaliser certains procès à Kigali, la capitale rwandaise, afin d’accélérer le travail, de faciliter la venue des témoins à la barre et de réduire les frais.
Ces trois éléments résument en effet les principaux reproches émis à l’encontre de cette juridiction d’exception, créée par la résolution 955 du Conseil de sécurité des Nations unies du 8 novembre 1994 pour poursuivre et juger les responsables du génocide. Ses résultats sont diversement appréciés. Probants pour les uns, ils sont insuffisants pour les autres.
Depuis le premier acte d’accusation, émis le 28 novembre 1995, soixante-six personnes ont été arrêtées et transférées dans la prison d’Arusha. Onze affaires ont été jugées, qui ont donné lieu à huit condamnations et trois acquittements. Les six premiers condamnés purgent actuellement leur peine au Mali. Deux autres attendent leur transfert. On compte sept procès en cours en première instance, impliquant vingt accusés. Certains sont groupés, comme celui dit « des militaires » qui concerne le colonel Théoneste Bagosora, le major Aloys Ntabakuze, le brigadier général Gratien Kabiligi et le lieutenant-colonel Anatole Nsengiyumva. Il y a également neuf procès en cours d’appel. Un détenu est décédé. À quatre ans de la dissolution du tribunal, théoriquement fixée par les Nations unies à 2008, il reste vingt-deux détenus toujours en attente d’une date de première audience.
Pour obtenir ce résultat, le budget a été multiplié par cinq. En 1996, il s’élevait à 36,5 millions de dollars net (29,3 millions d’euros), pour atteindre 177,7 millions en 2002-2003. Dans l’intervalle, le nombre de détenus a seulement doublé. L’essentiel des dépenses concerne la tenue des procès qui nécessitent la mobilisation d’un personnel important tant du côté de l’instruction que de la défense. Les sommes allouées à cette dernière lui apparaissent nettement insuffisantes, notamment pour l’assistance judiciaire.
Les avocats eux-mêmes sont particulièrement mécontents, au point d’avoir décrété deux jours de « grève », refusant de se présenter aux audiences des 28 et 29 janvier 2004. Coachés par Me Raphaël Constant, le sémillant défenseur du colonel Bagosora, ils n’ont repris le chemin du prétoire qu’après avoir obtenu que le greffe entame des négociations sur leurs revendications. Celles-ci portaient sur les difficultés de fonctionnement auxquelles sont confrontés les conseils et qui, selon eux, nuisent gravement au respect des droits de la défense. Il s’agit notamment des autorisations de visite de leurs assistants et enquêteurs aux accusés, des programmes de travail qu’ils déposent et qui sont souvent drastiquement réduits par le greffe, des mesures de contrôle accru pour l’accès au Centre de détention des Nations unies. Bref, de nombreux problèmes matériels qui, cumulés, leur rendent la vie difficile. S’ajoute à cela un financement serré. « Nous avons le sentiment qu’il y a un grand mépris vis-à-vis de la défense », explique Me Constant.
Déjà, en septembre 2002, Me André Tremblay, le défenseur canadien du major Ntabakuze, affirmait : « J’ai honte de travailler pour cette institution. » Lors d’une conférence de presse tenue à Paris, les avocats exprimaient leur désarroi. « Les résultats obtenus donnent l’illusion de la rapidité, affirmait Me Otachi Bw’Omanwa, avocat d’Anatole Nsengiyumva. Mais prenez mon cas : ma requête a été présentée devant feu le juge Laïty Kama en 1997, mon client a donc passé cinq ans en prison avant de pouvoir s’expliquer. »
Selon la Cour européenne de justice de Strasbourg, le délai « raisonnable » pour qu’une affaire criminelle complexe passe en jugement est d’environ trois ans. À Arusha, il se situe entre cinq et huit ans. À la création du TPIR, le procureur général Louise Arbour (nommée depuis haut-commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme) avait préconisé des procès groupés, sur le modèle du tribunal de Nuremberg en 1945-1946. Cependant, sa requête à faire comparaître 29 militaires ensemble a été rejetée par les juges, et les affaires se sont succédé une à une.
Devant l’augmentation des retards et des frais, le parquet a finalement accepté les groupements. En 2002-2003, le procès des « médias de la haine » a rassemblé Ferdinand Nahimana, fondateur et directeur de la Radiotélévision libre des Mille Collines (RTML), Jean-Bosco Barayagwiza, homme politique et membre du directoire de la RTML, ainsi que Hassan Ngeze, fondateur et rédacteur en chef du journal Kangura, alors que Georges Ruggiu, journaliste à la RTML, avait été jugé seul en 2000.
Autre écueil : l’audition des témoins. Premières à monter au créneau en 1998, les associations rwandaises de défense des victimes, comme Avega ou Ibuka, ont reproché au tribunal de négliger la protection des personnes amenées à témoigner à visage découvert. L’anonymat est maintenant réclamé par six individus sur sept, ce qui ne fait pas l’affaire de la défense. Au cours du procès des militaires, prévu pour durer dix-huit mois, 235 témoins seront cités. Leurs identités et récits écrits seront révélés petit à petit, trois semaines avant chaque comparution, ce qui réduit la possibilité de déceler d’éventuelles contradictions entre un témoignage et un autre, entendu des mois plus tard.
La protection des témoins implique aussi des mesures d’encadrement avant et pendant leur voyage et leur séjour à Arusha. Sur ce plan, tout se passe bien. Adama Dieng, greffier en chef du TPIR, précise que « le greffe a pour mandat de fournir aux victimes et témoins l’assistance nécessaire à leur réadaptation physique et psychologique. De nombreuses personnes, notamment les femmes, sont infectées par le virus du sida. Si elles ne sont pas traitées, le tribunal pourrait perdre des témoins importants et ainsi compromettre son oeuvre de justice ». Un fonds spécial, le Trust Funds, est consacré à ce type d’aide.
En revanche, nombreuses sont les femmes qui ont été perturbées par le contre-interrogatoire auquel elles ont dû se soumettre. Hérité du système judiciaire anglo-saxon, celui-ci conduit les avocats à poser des questions précises et intimes, notamment sur les scènes de viol, un sujet tabou au Rwanda.
Les associations ont aussi plusieurs fois tiré la sonnette d’alarme. Faute d’être entendues, en juin 2002 elles ont choisi de boycotter le tribunal. Les autorités rwandaises leur ont emboîté le pas, imposant des formalités supplémentaires aux témoins qui voulaient se rendre à Arusha, ce qui a abouti à paralyser toutes les activités du TPIR pendant plusieurs semaines. La Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), qui a enquêté en novembre de la même année sur ce sujet, leur a, en partie, donné raison : « On peut se poser des questions sur certaines demandes d’explications, qui semblent avoir comme but plutôt de perturber le témoin que d’apporter des éléments nécessaires », écrit-elle dans son rapport. Elle souligne néanmoins le fait que certaines critiques sont « exagérées, voire infondées ou concernent des aspects qui ne peuvent pas être reprochés au TPIR ».
Le mécontentement s’étendrait-il aux rouages administratifs du TPIR ? Deux manifestes, envoyés anonymement aux rédactions de journaux français et anglo-saxons, rapportent – même s’ils le font de façon parfois diffamatoire – les conflits secrets, les manoeuvres, les querelles de clochers qui minent une justice fortement décriée, dont on attendait pourtant beaucoup.

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