Le monde selon Rufin

Touche-à-tout doué, le lauréat du Goncourt 2001 préside l’ONG Action contre la faim. « Globalia », son dernier livre, est une fable futuriste, qui raconte un univers coupé en deux.

Publié le 1 mars 2004 Lecture : 10 minutes.

Dernier étage du bâtiment d’Action contre la faim (ACF), à Paris. Accrochées aux murs, des images venues d’ailleurs ; sur la table basse, un livre de dessins sur l’Afrique publié chez Gallimard. Précisément, Gallimard, la maison d’édition qui a fait connaître Jean-Christophe Rufin au-delà des frontières du monde de l’humanitaire et qui vient de publier son cinquième roman, Le lauréat du prix Goncourt 2001 (pour ) est en retard. Trop occupé, l’actuel président d’ACF qui change régulièrement de fonction, d’activité, de pays. Médecin neurologue, , conseiller politique, écrivain populaire – comme il aime à se définir – et dirigeant d’une des plus grosses ONG françaises, le grand blond aux yeux qui se perdent, loin, loin au fond de ceux son interlocuteur, ne fait pourtant qu’une chose à la fois. Avant d’accepter la présidence d’ACF, en janvier 2003, il a écrit Cette fable futuriste oppose le monde aseptisé, protégé par d’immenses bulles de verre, riche et développé de Globalia, aux « non-zones » livrées à l’anarchie et à la guerre. Rencontre sous le signe de l’écriture, de l’Afrique et de l’action humanitaire.

Jeune Afrique/L’intelligent : Vous avez dit un jour, à propos de votre vie passée entre les ministères et le terrain, « passer d’un monde à l’autre, c’est grisant ». Êtes-vous Baïkal, le héros qui fuit le monde surprotégé de Globalia pour l’anarchie des « non-zones » ?
Jean-Christophe Rufin : [Il rit.] Oui, il y a beaucoup de points communs, qu’on découvre après, d’ailleurs. L’absence de père, une enfance un peu recluse, l’appel des grands espaces, le fait de ne se sentir bien ni dans un monde ni dans l’autre, d’être incapable de tenir un rôle social. Même si en ce moment j’en tiens un. Mais ça ne dure jamais longtemps Cela dit, je ne veux pas défendre Baïkal plus que les autres. Comme disait Dumas, il faut « être juste avec tous ses enfants ».
J.A.I. : Dans votre roman, Globalia et les non-zones sont séparées par une frontière infranchissable. Peut-on en arriver là ?
J.C.R. : Dans un endroit comme ici [le siège d’ACF, NDLR], on est sur la frontière entre les deux. On a conscience qu’une bulle transparente mais très résistante se dresse entre deux mondes. Il est difficile de parler du « Tiers Monde », mais refuser de le nommer, c’est le cantonner à cet état et l’exclure de la représentation. Montrer les succès économiques de la Chine ou le démarrage du Brésil, c’est ne plus parler que des zones du Sud qui se portent à peu près bien. Le reste, ce que j’appelle les « non-zones », n’existe plus.
J.A.I. : Où va votre faveur, au roman ou à l’essai ?
J.C.R. : Je me suis épuisé sur les essais. Le roman permet de s’adresser à un public beaucoup plus large. Dumas défend la lutte du peuple contre la tyrannie. Il n’a emmerdé personne avec un essai et, surtout, il ne s’est pas emmerdé lui-même. Quand j’écris, j’essaie de me mettre dans la position de ce brave Alexandre, c’est-à-dire d’aller aussi
vite que le lecteur. Je me dis : le coursier va frapper à la porte pour demander le chapitre suivant. Comme je suis bavard, le feuilleton m’offre un cadre. Depuis que j’ai
trouvé cette forme d’écriture, il faudrait vraiment que je sois maso pour revenir aux « deux parties deux sous-parties » de l’essai.
J.A.I. : Quand vous écrivez un roman, vous travaillez aussi ici, à ACF ?
J.C.R. : Non. J’écris toujours dans des périodes d’intervalles, et je ne fais rien d’autre.
J.A.I. : La Somalie est-elle l’endroit dans le monde qui ressemble le plus à une non-zone ?
J.C.R. : Il y a beaucoup d’endroits qui peuvent être des nonzones. Les bidonvilles des mégapoles par exemple. Au centre de Johannesburg, il y a des immeubles qui n’ont été habités que par des Blancs, puis réinvestis par des Noirs, souvent immigrés. Le processus de création de nonzones peut avoir plusieurs origines : guerre, destruction, substitution d’une population à une autre, abandon de certains quartiers, comme en Amérique latine.
J.A.I. : Pensez-vous que l’Afrique est condamnée à la misère ?
J.C.R. : Non, ce n’est pas inéluctable. Il existe un découpage du monde entre « zones utiles » et « zones laissées pour compte ». La zone inutile disparaît souvent de la représentation. Mais ce n’est pas un phénomène purement africain. Un pays comme le Brésil est aussi le théâtre d’une ségrégation importante. L’Argentine est dans une situation
délicate. Le problème en Afrique, c’est qu’on accepte l’idée d’un décrochage. J’entends souvent dire : « L’État n’est pas fait pour l’Afrique. » Et c’est admis. Essayez de dire la même chose de l’Argentine ! Pourtant, les processus sont identiques. Reste que sur le continent les décrochages seront peut-être moins catastrophiques. L’Éthiopie, par exemple, est un pays très autarcique. Ne pas être intégré n’est pas synonyme de catastrophe.
J.A.I. : L’an dernier, le Programme alimentaire mondial (PAM) a poussé un cri d’alarme sur la situation alimentaire en Afrique australe. Puis on n’en a plus entendu parler. Que s’est-il passé ?
J.C.R. : À l’époque, nous avions été très critiques. Même si c’est délicat avec le PAM, qui est l’un des bailleurs de fonds d’ACF. Mais, pour nous, cette déclaration était irresponsable et dangereuse parce qu’elle mettait sur le même plan des situations très différentes. On ne peut pas comparer ce qui se passe au Zimbabwe, en Éthiopie ou en Érythrée. Le mécanisme climatique est un facteur important, mais on ne peut pas tout ranger sous cette vignette. Parfois, la pénurie alimentaire est liée à une amélioration de la situation. Par exemple, en Éthiopie. En 1984, le pays était en guerre et menait une politique très contestable, voire criminelle. Aujourd’hui, le régime s’est stabilisé et a mûri dans le bon sens. Les Éthiopiens vivent une situation d’après-guerre. Ils paient trente ans de guerre civile, d’où leur vulnérabilité alimentaire. Le PAM a écrasé cette complexité et favorisé une image victimaire de l’Afrique.
J.A.I. : Certains États africains ont-ils appris à utiliser les ONG pour pallier les déficiences de leurs systèmes de santé ?
J.C.R. : Un pays comme l’Éthiopie s’est structurellement organisé sur l’idée que, périodiquement, il peut, sinon boucler son budget, du moins équilibrer sa situation en faisant appel à l’aide d’urgence. C’est une facilité que l’on peut comprendre. L’aide devient l’argent de poche des États faibles. C’est un raisonnement à très courte vue, parce qu’on n’attire pas les investisseurs en rappelant à l’opinion qu’on est frappé par la famine.
J.A.I. : La première règle d’ACF, l’indépendance par rapport au pouvoir politique, peut-elle être respectée ?
J.C.R. : L’aide humanitaire n’est pas découplée du politique. Notre problème numéro un, c’est la liberté d’accès aux zones difficiles. Cette liberté nous est très disputée et, souvent, on se tait pour privilégier l’action. Une fois que l’on a des personnes sur place, on peut quand même prendre la parole. Au risque de se faire foutre à la porte.
J.A.I. : Vous avez participé à des gouvernements, et vous prônez l’indépendance de l’humanitaire. N’est-ce pas contradictoire ?
J.C.R. : J’ai toujours démissionné de mes fonctions dans les ONG quand j’étais dans une orbite politique. J’étais vice-président de MSF quand je suis entré à la Défense, j’ai
aussitôt démissionné. Et j’aurais très bien compris qu’on me dise « on ne veut plus te revoir dans le secteur ».
J.A.I. : Peut-on dresser un bilan de l’action humanitaire depuis les années 1970 ?
J.C.R. : Nous sommes toujours dans un contexte de tragédie. On ne peut jamais crier victoire, mais il existe aujourd’hui de grosses infrastructures d’urgence. Ça peut rendre
pérenne la tendance à la victimisation, mais c’est plutôt une bonne chose. Je tiens un raisonnement de médecin. Notre démarche est d’abord individuelle : on sauve des vies. Mais nous sommes aussi les derniers à véhiculer des images sur ces zones. Quant à la professionnalisation, je m’en réjouis. J’ai connu la période « héroïque » : c’était le
bordel complet, on ne faisait pas grand-chose. Il y avait des organisations institutionnelles bonnes pour les programmes à long terme, mais incapables de réagir dans
l’urgence. Ou les french doctors qui se débrouillaient avec des bouts de ficelle. Aujourd’hui, il est difficile de garder le même enthousiasme il y a une tentation bureaucratique , mais on arrive à mobiliser les organisations sur du sens. L’humanitaire est utile, à condition de rappeler que ça ne résout rien, que ça n’a jamais apporté la paix, que ça n’a jamais corrigé l’écart entre riches et pauvres, que ça n’a jamais développé une région.
J.A.I. : L’humanitaire est de plus en plus critiqué. Est-ce un enrichissement de la réflexion ou une menace vis-à-vis de l’image publique des ONG ?
J.C.R. : Je suis très libéral sur le sujet. Tout le monde peut dire ce qu’il pense. Mais il faut savoir mesurer ses critiques. La critique est bonne quand elle a une finalité politique. Si c’est parce qu’on est un mauvais romancier et qu’on cherche un bon sujet, je trouve ça irresponsable. On ne revendique pas la sainteté. Mais réfléchissons bien à ce que serait notre monde sans l’humanitaire. Admettons que les critiques soient fondées, et qu’on dise soit « on s’en fout », soit « on connaît pas », soit « laissez-les crever ». C’est la route vers Globalia. A mon avis, la crise est passagère. L’humanitaire reste le grain de sable qui peut permettre de contrecarrer la manipulation de l’opinion. Décrédibiliser les humanitaires, c’est décrédibiliser des gêneurs. Soit vous embarquez sur le cul des chars, et vous faites le service aprèsvente de la guerre. Soit vous êtes considérés comme des branleurs, et quelques livres bien sentis contribuent à vous
décrédibiliser. Objectivement, je pense que les bouquins comme celui de David Rieff [L’Humanitaire en crise, 2003, NDLR] sont cohérents avec la politique de Bush, ils servent
les mêmes intérêts : éliminer un gêneur.
J.A.I. : Vous aviez souhaité créer un collectif d’ONG. Où en êtes-vous ?
J.C.R. : J’y tiens beaucoup. Pendant la guerre d’Irak, on s’est regroupés pour essayer d’adopter une position commune. Sur la scène internationale, on ne pèse que si on a une
certaine taille. Nous sommes entrés dans l’ère des fusions-acquisitions dans le domaine humanitaire, même si nous ne sommes pas des entreprises. Il faut absolument travailler
ensemble. Parce que l’Union européenne évolue par rapport à l’humanitaire. Si la Constitution est signée, l’action humanitaire de l’UE, premier donateur mondial, va passer sous le commandement de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). L’humanitaire va être rangé sous le registre politique, alors qu’il est aujourd’hui
indépendant.
J.A.I. : Les ONG sont déjà en concurrence ?
J.C.R. : Oui. Le pool de donateurs en France est limité. Il y en a six millions ou sept millions. Si vous faites une campagne de publicité agressive, vous acquérez de nouveaux
donateurs, mais vous piquez ceux du voisin. L’« ère Kouchner » a correspondu a une énorme expansion de ce volume. Mais cette population nouvelle est très fragile, car elle réagit émotionnellement et ne donne pas régulièrement. Il suffit d’un scandale pour que tout se rétracte. Alors nous envisageons de faire des campagnes sur le don en général. Sans se leurrer.
J.A.I. : Il y a une distinction de plus en plus floue entre les ONG humanitaires et les organisations altermondialistes. Est-ce aux dépens des premières ?
J.C.R. : Je ne suis pas du tout favorable à ce mélange. Oxfam, par exemple, n’est pas une organisation humanitaire mais militante. On est toujours prudents quand on voisine avec
les associations altermondialistes, comme avec Coordination-Sud, à l’égard de laquelle je me sens mal à l’aise. Nos donateurs ne nous confient pas des fonds pour qu’on prenne des positions sur Porto Alegre. Nous avons donc créé un sous-groupe, à l’intérieur de Coordination-Sud. Et pendant la guerre d’Irak, nous n’avons pas défilé avec les organisations pacifistes. J’étais contre la guerre à titre personnel, mais toutes les positions que nous prenions se faisaient sur la question humanitaire. Dès qu’on sort du
champ pour lequel on est mandaté, il y a un détournement de représentativité.
J.A.I. : Avez-vous le sentiment, comme on peut le penser à la lecture de Globalia, que l’amour sauvera le monde ?
J.C.R. : L’amour, c’est un corollaire de la passion, de l’action, de la sincérité. Mais le problème, si vous vous référez au livre, c’est que la passion conduit les héros à s’enfuir. L’amour va de pair avec la fuite. Mais il y a un autre élément d’optimisme dans mon livre, c’est la préservation de l’écrit, du livre, de l’histoire, de la mémoire et de la continuité du destin humain. On n’est pas dans un temps circulaire entourés par du virtuel. L’histoire, ce ne sont pas des éléments pittoresques qui flottent dans le vide.

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