Des « mutins » aux « forces nouvelles »

Publié le 3 mars 2004 Lecture : 3 minutes.

C’est un truisme, les mots que l’on emploie ne sont jamais gratuits. Cette situation particulière donne au langage en général, et à celui de la presse en particulier, un pouvoir qu’il faut prendre en considération. Ainsi du traitement par la presse des événements de Côte d’Ivoire consécutifs à l’insurrection du 19 septembre 2002.
On se rappelle qu’au début de ceux-ci les protagonistes ont d’abord été appelés « mutins ». Cette dénomination n’était pas gratuite. En effet, lors du premier coup d’État en Côte d’Ivoire dirigé par le général Robert Gueï à la fin de l’année 1999, les militaires qui s’étaient soulevés avaient été désignés comme des mutins dont les revendications portaient effectivement, au début, sur l’amélioration de leurs conditions
de vie. La suite a été autre.
On parle d’habitude de mutins lorsque des soldats s’opposent à leur hiérarchie pour revendiquer une hausse de leurs soldes ou, de manière plus générale, l’amélioration de leurs conditions de vie. Autre nuance qu’implique le terme mutin, la révolte, le soulèvement de prisonniers contre leurs matons. Dans les deux cas intervient une remise en cause de l’autorité, mais dans un contexte localisé.
En effet, dans une caserne, en prison ou même sur un bateau, la mutinerie est circonscrite dans un espace réduit, mais aussi dans le temps, car, par essence, elle ne dure pas. Ses effets, eux, restent naturellement réduits. Mais on sait qu’en Côte d’Ivoire la situation a évolué très vite. Ce qu’on avait en premier lieu pris pour une simple mutinerie s’est révélé être d’une ampleur certaine, d’où le glissement lexical et
sémantique opéré dans les médias.
On est ainsi vite passé du terme mutin à celui de « rebelle » qui rendait mieux compte de la réalité nouvelle, c’est-à-dire des revendications sécessionnistes. On voit bien que le terme de rebelle a d’autres connotations. La rébellion s’exerce souvent contre une autorité et un pouvoir, mais à la différence de la mutinerie, elle peut avoir dès le départ comme objectif de se substituer à cette autorité et à ce pouvoir, ou tout au
moins d’établir elle-même sa propre autorité.
En outre, le terme rebelle peut avoir une acception positive dans la mesure où, dans la mentalité collective, le rebelle c’est celui qui souvent s’oppose à une injustice ou à un oppresseur, même si cette connotation reste subjective. Toute rébellion, révolte spontanée ou planifiée cherche à acquérir de la légalité et de la respectabilité. Dans le cas ivoirien, on a assisté à cette évolution ; après que les rebelles eurent commencé à négocier avec le gouvernement légal jusqu’aux accords de Marcoussis, un changement dans leur désignation s’est opéré : de rebelles, ils sont devenus « Forces nouvelles » ce qui leur conférait une nouvelle respectabilité.
L’ expression Forces nouvelles elle-même est significative. En effet, si les rebelles ont pu siéger à la même table de négociations que les autorités légales ainsi que les médiateurs institutionnels, c’est d’abord en raison du rapport de force nouveau sur le terrain, les rebelles occupant de fait une bonne partie du territoire ivoirien, en particulier une zone économique stratégique. Le qualificatif « nouvelles » qui accompagne le terme forces est aussi plein de signification, car les rebelles se sont présentés comme une alternative au pouvoir légal, en réclamant notamment la démission du président Laurent Gbagbo. En outre, l’expression Forces nouvelles fait opposition aux Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci) qui sont reléguées de fait à un statut passéiste,
voire à camper une armée à l’efficacité problématique, d’autant plus que pendant les événements, beaucoup d’observateurs ont constaté les difficultés réelles de l’armée ivoirienne à contenir seule la rébellion. Ainsi, les Forces nouvelles ne contestent
pas seulement aux forces « traditionnelles » leur légitimité, elles leur contestent également le statut très particulier d’armée qui incarne la nation.
Il faut donc observer beaucoup de vigilance face au langage, car il n’y a pas de langage neutre comme, d’ailleurs, il n’y a pas de réalité neutre. Et souvent la réalité elle-même est façonnée, voire « créée » par le langage.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires