Wolfowitz s’en va-t-en guerre
Soupçonné de mener une chasse aux sorcières sous le couvert d’une réforme, le successeur de Wolfensohn déclenche l’ire des fonctionnaires de l’institution.
A son arrivée à la tête de la Banque mondiale, le 1er juin dernier, Paul Wolfowitz a tenu à se situer dans la continuité de son prédécesseur, James Wolfensohn, prenant le parti de la discrétion… tout en soignant son image. Il a visité plus de quinze pays aux quatre coins du monde, posant tout sourires parmi les enfants d’un quartier déshérité de New Delhi, en Inde, conversant, sous l’il des caméras, avec une employée agricole d’une entreprise horticole au Rwanda, multipliant les discours rassembleurs sur le thème du développement.
Manifestement, l’ancien numéro deux du Pentagone cherchait à faire oublier son rôle au sein de l’administration Bush. « Je travaille pour 184 pays, pas pour les États-Unis », déclarait-il au début de son mandat, n’hésitant pas à recadrer le débat après une question sur son rôle dans la guerre en Irak : « En Afrique, les gens me demandent ce que je vais faire pour résoudre leurs problèmes. Ils ne s’intéressent pas à l’Irak. »
Le nouveau président ne cache pas sa détermination. Les enjeux sont importants : le rapport interne 2004 sur l’efficacité du développement souligne que « la Banque dispose d’outils et d’une stratégie de réduction de pauvreté bien définis, mais elle doit se concentrer sur l’obtention de résultats, et s’assurer que ses projets sont dirigés vers des objectifs spécifiques et contrôlables ». La réforme de la Banque mondiale est donc l’un des grands défis de Wolfowitz. Il comptait la mener en douceur, mais « avec obstination », comme il l’a fait par le passé à la tête du département des relations internationales, à l’université de Washington. Mais les tensions internes, révélées à la mi-janvier par la presse américaine, montrent que la méthode employée n’emporte guère l’adhésion des fonctionnaires.
Les premiers signes de la fronde sont apparus en octobre dernier avec le départ du Chinois Shengman Zhang, directeur général et numéro deux de la Banque depuis sept ans, suivi par les démissions du Britannique Ian Johnson, vice-président pour le développement durable, du Péruvien Roberto Danino, vice-président du département juridique, et du Néerlandais Maarten de Jong, directeur du bureau des enquêtes internes. L’hémorragie est telle que l’on crie à la chasse aux sorcières. On reproche en outre à Wolfowitz d’appliquer un style de management trop directif et centralisé autour d’une « clique » de conseillers issus de l’administration américaine et peu au fait des problèmes du développement. Parmi eux, Robin Cleveland, une ancienne fonctionnaire de la Maison Blanche réputée pour ses manières rugueuses, Kevin Kellems, ex-porte-parole du vice-président américain Dick Cheney, et, surtout, Suzanne Rich Folsom, une avocate républicaine très contestée nommée directrice du bureau des enquêtes internes. Selon la rumeur, elle aurait décidé, foulant aux pieds les usages de « la maison », d’ouvrir les courriels des personnes soupçonnées de corruption. L’une d’elles – l’ancien directeur informatique – s’émeut et brandit ses dix-sept années de bons et loyaux services. Suzanne Rich Folsom dément que tous les messages des employés ont été lus, mais le doute est installé, et la confiance flétrie.
L’association du personnel de la Banque s’est donc fendue, le 23 janvier, d’un communiqué cinglant dans lequel on apprend que les fonctionnaires sont « consternés par l’absence de consultation de la part de l’entourage du président et considèrent comme particulièrement offensantes les remarques dédaigneuses de la direction en réponse aux préoccupations dont les employés ont fait part à la presse, remarques qui les décrivent comme une poignée de personnes mécontentes dont le but serait de miner la lutte contre la corruption dans les projets de la Banque ». Wolfowitz rétorque que « les employés qui n’ont rien à se reprocher savent qu’ils ont [sa] confiance, et ils doivent comprendre que le bureau des enquêtes internes est là pour les aider, pas pour les surveiller ». Selon lui, « le succès se mesure », et la Banque doit maintenant faire preuve de son efficacité pour « chaque dollar dépensé », auprès des donateurs aussi bien que des pays pauvres.
Au-delà de cette fronde interne probablement liée autant à la réputation de « faucon » de Wolfowitz qu’à sa manière de prendre les choses en main, le planning opérationnel du nouveau président est clair : « Dès que j’ai été choisi pour assumer ces fonctions, j’ai dit que ma priorité serait d’aider l’Afrique subsaharienne à inverser le cycle de la misère. » Mais les pays à revenu intermédiaire, comme la Chine ou l’Inde, continueront à bénéficier de l’aide de la Banque tant qu’y subsisteront des poches de pauvreté : selon Wolfowitz, près de 150 millions de Chinois vivent avec moins de 1 dollar par jour.
Pour atteindre ces objectifs, l’équipe du président a conçu un plan d’action 2006-2008 qui rejoint les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) et se place, de manière résolue, sous le signe de la bonne gouvernance. Ainsi, la Banque mondiale n’hésitera pas à retirer son appui aux pays qui ne satisfont pas à ses exigences, comme le Tchad vient d’en faire l’amère expérience (voir J.A.I. n° 2350). Face à ceux qui l’accusent d’ingérence, voire d’oublier sa mission première, qui est d’aider les démunis, Wolfowitz rétorque qu’il refuse d’être un « eunuque politique ». Mais ce libéral convaincu estime aussi que l’aide a ses limites, et déclare que « les Africains doivent assumer leurs responsabilités et prendre en charge leur futur », puis loue les bienfaits du libre-échange : « Le commerce, c’est le lien entre les emplois et les marchés. Tant que les Africains n’auront pas accès aux marchés sur lesquels écouler leurs produits, ils ne pourront pas donner un meilleur futur à leurs enfants. » Une conviction qui l’amène parfois à déraper. Il provoque ainsi la fureur de la Commission européenne, lorsqu’il déclare au National Press Club de Washington, au début de décembre : « En Europe, la fève de cacao est taxée à 0,5 %, mais le chocolat subit une taxe de 30 %. » Bruxelles riposte à travers une mise au point précise : « l’Europe a aboli les droits de douane sur les importations des pays les plus pauvres. » Dans les couloirs de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les critiques fusent lorsqu’il déclare que « la libéralisation complète des marchés mondiaux pourrait générer 300 milliards de dollars de gains additionnels chaque année ».
On l’a vu, l’homme reste un idéaliste aux positions affirmées. Fils d’un brillant mathématicien, formé par de grands universitaires comme les philosophes Leo Strauss et Allan Bloom, mû par une exigence intellectuelle de tous les instants, Paul Wolfowitz aura cependant fort à faire pour se faire accepter, « mettre l’Afrique sur la voie du développement » et réformer la Banque mondiale. Il admet d’ailleurs que cette dernière se pilote « comme un superpétrolier : il faut plusieurs kilomètres pour virer de bord ». Sa patience et son sens de la diplomatie risquent donc d’être mis à rude épreuve.
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