SOS Centrafrique

Bangui n’est plus la Coquette. Les villes de l’intérieur encore moins. À cause des errements du passé et faute d’argent, les indicateurs économiques et sociaux sont au rouge, et le pays est sinistré.

Publié le 31 janvier 2006 Lecture : 5 minutes.

Bangui-M’Poko est sans doute le seul aéroport dit international au monde où les atterrissages ne peuvent s’effectuer que par temps clair, à vue et sans l’aide d’aucun instrument au sol – en panne depuis longtemps. En ce dimanche 15 janvier 2006, l’unique vol hebdomadaire reliant la Centrafrique au monde développé – celui d’Air France – devra donc aller se poser à Yaoundé, en attendant que l’épais brouillard de saison sèche se lève sur les rives de l’Oubangui. Vétuste, surchauffée, l’aérogare construite il y a trente ans et jamais rénovée depuis ressemble un peu à une cour des miracles : en sortir avec sa valise, par une petite porte derrière laquelle s’agglutine une marée humaine aux yeux écarquillés, relève de l’opération commando.
En ville, le spectacle n’est guère plus réconfortant. Malgré les efforts méritoires de son maire pour la faire renaître, Bangui la Coquette n’est plus qu’un lointain souvenir. Rues défoncées, nids-de-poule, rares hôtels figés dans leur décor poussiéreux des années 1970, villas calcinées – stigmates des mutineries et des coups d’État : rien ou presque, peut-être deux ou trois immeubles, n’a été construit ici depuis l’époque de Jean-Bedel Bokassa. Et rien ne résume mieux le désarroi des Centrafricains que cette nostalgie du temps où régnait l’empereur déchu. En novembre prochain, on célébrera le dixième anniversaire de sa mort. « Ce jour-là, je crois que je vais pleurer », confie un vieux diplomate à la veste élimée « en souvenir de nos salaires qui étaient versés et de la bière qui coulait à flots ».
La Centrafrique, abandonnée de Dieu et des hommes ? On ne saurait parfois mieux dire. À l’intérieur du pays, particulièrement dans l’Est, des routes et des pistes se sont refermées, mangées par la végétation et des villages n’ont plus vu passer d’automobiles – encore moins d’administrateurs – depuis un quart de siècle. La descente aux enfers a débuté au milieu des années 1980, sous la double emprise d’une classe politique irresponsable et d’une armée prédatrice. Elle ne s’est plus arrêtée depuis. La quasi-totalité des indicateurs économiques et sociaux ont régressé, parfois de façon vertigineuse, ou dramatiquement augmenté (le taux de mortalité maternelle, par exemple), par rapport aux années du dictateur de Berengo. Au pouvoir depuis mars 2003, après en avoir chassé Ange-Félix Patassé et démocratiquement élu l’an dernier, le général François Bozizé ne se fait guère d’illusions. Réaliste, du genre modeste, peu bavard, ce militaire qui fut l’aide de camp de Bokassa avant de connaître les geôles de l’ex-président Kolingba, l’exil, une traversée du désert et une rébellion controversée, sait que la tâche à accomplir est immense. Au cur de ses problèmes : l’argent. Pour salarier les quelque 20 000 fonctionnaires, calmer les syndicats, démobiliser les miliciens, attirer les investisseurs, il faudrait une sorte de plan Marshall aux dimensions de ce pays de 4 millions d’habitants aspirés dans le gouffre de la pauvreté. Prudente, maintes fois échaudée par la culture de la malgouvernance qui prédominait à Bangui, un peu inconsciente aussi du drame qui se joue, la communauté des bailleurs de fonds tergiverse et hésite. En attendant, le pouvoir en est réduit aux expédients et aux coups de pouce financiers de ses voisins, de la France ou de la Chine. La précarité, toujours
Comment briser le cercle vicieux de l’insécurité engendrant la pénurie, laquelle engendre l’insécurité ? Dans le Nord et l’Est, les zarguinas coupeurs de routes font fuir les éleveurs peuls avec une technique rodée : ils enlèvent leurs enfants. Pour payer la rançon, les chefs de famille vendent leur bétail à vil prix – lequel est immédiatement racheté par les ravisseurs. Du côté de Markounda, non loin de la frontière tchadienne, le fils d’un ancien général de gendarmerie très proche de l’ex-président Patassé (le général Djadder, réputé pour ses méthodes expéditives, décédé en 2001 lors d’une tentative de coup d’État) vient de lancer un mouvement de guérilla destiné à renverser le pouvoir. Plus que le sérieux de ce groupe, qui a baptisé son action « opération Panthère », c’est sa capacité de nuisance symbolique qui pose problème. Pour la énième fois en Centrafrique, la violence tient lieu de solution politique. À Bangui même, François Bozizé a fort à faire avec certains des ex-« libérateurs » qui l’ont aidé à accéder au pouvoir et qui, depuis, se livrent à des exactions ponctuelles. Trois à quatre cents d’entre eux ont été discrètement sanctionnés depuis mars 2003, mais il faudrait, pour les faire définitivement rentrer dans le rang, de l’argent, que le pouvoir n’a pas.
De l’argent aussi pour reconstruire enfin une armée nationale de cinq mille hommes, sinistrée au point que certaines unités n’ont pas tiré une seule balle à l’entraînement – faute de munitions – depuis dix ans. De l’argent pour équiper et motiver une gendarmerie incapable de mobiliser plus de cent hommes pour sécuriser 500 kilomètres de frontières à haut risque le long du fleuve Oubangui. De l’argent pour filtrer les trafiquants qui exportent en fraude la moitié de la production nationale de diamants et des cargaisons entières de bois précieux. De l’argent pour décupler, armer et renforcer la cinquantaine de gardes-chasse totalement impuissants face aux braconniers qui déciment la faune. De l’argent pour relancer enfin une production de coton divisée par dix en trente ans. De l’argent pour reconstruire à Bangui l’unique palais de justice, totalement délabré, du pays. De l’argent pour aider la majorité des séropositifs centrafricains (15 % de la population, sans doute plus) à accéder à la trithérapie : la plupart d’entre eux sont en effet incapables de trouver les 2 000 F CFA mensuels (3 euros !) nécessaires au traitement subventionné – sauf à se priver de manger pendant trois jours.
Face au langage cru d’une vérité qui flirte parfois avec l’obscénité et que pratiquent sans fard tant Bozizé que son Premier ministre Élie Dotté (un ancien cadre supérieur de la BAD) et bon nombre des membres de son gouvernement, l’opposition n’a guère de voix de rechange et encore moins de programme. Il est vrai que, de l’ex-président André Kolingba, qui vit en reclus dans sa résidence aux allures de fort Chabrol au milieu d’une atmosphère de crainte et de suspicion, au MLPC, le parti de Patassé (en exil à Lomé), déchiré entre son aile « légitimiste » dirigée par l’inusable Luc-Apollinaire Dondon et son aile « rénovatrice » représentée par Martin Ziguélé, tous ont cogéré la faillite de ces trois dernières décennies. « Ce qui manque le plus à la classe dirigeante de ce pays, qu’elle soit politique ou économique, c’est le patriotisme », juge un diplomate. Bien vu. À condition d’ajouter que pour être patriote, il faut d’abord être fier de sa patrie.

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