Omar el-Béchir ou comment s’en débarrasser

Éducation et culture, crises et conflits, affaire Habré Plus que cet ordre du jour, c’est la désignation de son président qui a monopolisé les assises de l’organisation à Khartoum. Et donné lieu à de véritables empoignades.

Publié le 31 janvier 2006 Lecture : 7 minutes.

Après d’intenses tractations, des débats feutrés mais houleux, et deux nuits sans sommeil, Denis Sassou Nguesso a fini par empocher la mise. Le chef de l’État congolais a donc été désigné par ses pairs à la présidence de l’Union africaine (UA). C’est le principal, sinon le seul résultat tangible du sommet de Khartoum (23 et 24 janvier 2006). Sassou succède donc au Nigérian Olusegun Obasanjo. C’est une victoire personnelle pour lui, mais aussi, pour son homologue gabonais, El Hadj Omar Bongo Ondimba, qui a utilisé tout son entregent pour que ce poste, essentiellement honorifique du temps de la défunte OUA, et devenu très politique depuis la naissance de l’UA, en juillet 2002 à Durban, revienne à l’Afrique centrale.
Mais l’organisation, elle, ne sort pas grandie de la bataille de Khartoum. Car, pour la première fois sans doute, la question de sa présidence, réglée habituellement par consensus, a donné lieu à une véritable empoignade, qui a relégué au second plan les points d’un ordre du jour pourtant bien fourni : éducation et culture (thème officiel du sommet), crises et conflits, Nepad, affaire Hissein Habré, et représentation de l’Afrique au Conseil de sécurité des Nations unies. La faute en revient principalement au président soudanais Omar el-Béchir, dont la candidature controversée a été obstinément maintenue, avant d’être retirée in extremis, dans la nuit du 23 au 24 janvier 2006, en échange de la promesse ambiguë de présider l’UA en 2007. Retour sur un psychodrame qui a mis à rude épreuve les nerfs de la quarantaine de chefs d’État qui ont fait le voyage de Khartoum. Abuja, janvier 2005. Le Soudan, pressenti pour accueillir le prochain sommet de l’organisation, prévu en juillet, se désiste au profit de Syrte, en Libye, conflit du Darfour oblige. Il obtient en échange d’accueillir celui de janvier 2006, une date qui coïncide avec le cinquantenaire de son indépendance, et avec le premier anniversaire des accords historiques de réconciliation entre le nord et le sud du pays. Tout le monde pense alors que l’affaire du Darfour, où l’UA a commencé à déployer une force d’interposition, sera réglée. Afin d’éviter que la présidence de l’organisation ne revienne à l’imprévisible « Guide » libyen, Mouammar Kadhafi, une innovation est introduite : le découplage entre l’accueil des assises et la présidence de l’organisation. Le pays hôte ne devient donc plus automatiquement président en exercice de l’Union. Pour faire bonne mesure, le mandat du Nigérian Olusegun Obasanjo est prorogé – à titre exceptionnel – de six mois.
Fin 2005, coup de théâtre : le président Béchir annonce qu’il brigue finalement la présidence de l’organisation. Tollé dans l’opinion internationale. Stupeur à Addis-Abeba, au siège de la Commission de l’UA. Alpha Oumar Konaré (AOK), son président, rêve de transformer la jeune institution qu’il incarne en un outil politique au service du continent, fondé sur les principes de démocratie et de bonne gouvernance. Mais la crédibilité naissante de l’UA serait durement compromise si elle venait à être présidée par un chef d’État dont l’armée régulière et les milices supplétives des Janjawid sont accusées des pires atrocités au Darfour, et dont les relations avec son voisin tchadien sont au plus bas.
Pour AOK, il en va non seulement de l’image mais de la survie de l’UA, fortement dépendante des subsides occidentaux pour le financement de ses opérations de maintien de la paix. Il entreprend donc une tournée dans les capitales africaines (Libreville, Brazzaville, Abuja, Luanda, Tripoli, Pretoria), s’arrête à Paris, pour consulter, et tâter le pouls de candidats potentiels. Deux options émergent, mais aucune ne fait consensus : la désignation du Congolais Denis Sassou Nguesso, et une deuxième prolongation d’Obasanjo. Sassou bénéficie du soutien du camp francophone. Il jouit aussi de l’expérience requise pour le poste, car il a déjà présidé l’OUA, entre 1986 et 1987. Mais son élection braquerait les Soudanais. L’option Obasanjo ménagerait davantage leur susceptibilité. Sauf que nombre de « grands électeurs » du continent, à commencer par l’Algérie, la Libye et l’Afrique du Sud, ne souhaitent pas renforcer davantage le leadership continental du Nigeria. Constatant qu’aucun consensus ne se dégage et que le Soudan maintient sa candidature, qui a entre-temps reçu le soutien de son groupe régional, ainsi que celui, plus hypocrite, des Maghrébins et de l’Égypte, au nom de la « solidarité arabe », les ministres des Affaires étrangères de l’UA, réunis en conseil exécutif à Khartoum, les 20 et 21 janvier 2006, préfèrent laisser la question de la présidence aux chefs d’État, qui doivent entrer en conclave le surlendemain. Personne n’a intérêt à aller à un vote qui scellerait la désunion de la famille africaine. Qui plus est, comme le cas de figure est inédit et n’est abordé que de manière très allusive dans les statuts, personne ne sait exactement comment ce vote doit se dérouler (à mains levées ou à bulletins secrets) ni quelle majorité est requise (majorité simple ou des deux tiers). Les conciliabules se multiplient. L’entêtement soudanais laisse perplexe.
Kadhafi, arrivé dans la journée du 22 à Khartoum, prend les choses en mains. Il pense pouvoir trouver un compromis et obtenir le retrait de son frère Béchir. À son initiative, un comité des sages est constitué : il comprend les présidents Abdoulaye Wade (Sénégal), Omar Bongo Ondimba (Gabon), Mélès Zenawi (Éthiopie), Festus Mogae (Botswana) et le Premier ministre algérien Ahmed Ouyahia, qui représente un Abdelaziz Bouteflika toujours convalescent. Les sages, briefés par Kadhafi – surtout Wade d’ailleurs -, se rendent auprès de leur « cher frère » Béchir, qui termine une entrevue avec Konaré. Les discussions sont longues, se prolongent une partie de la nuit. Le président soudanais, d’abord inflexible, prend congé de ses interlocuteurs vers 3 heures du matin en leur répétant : « La nuit porte conseil. » Certains y voient la promesse d’un retrait.
Le lendemain, jour de l’ouverture officielle des travaux, dans les couloirs du Friendship Hall, les supputations vont bon train. La session commence avec quarante-cinq minutes de retard sur l’horaire. Les visages des chefs de délégation et de leurs collaborateurs sont scrutés avec attention. Les traits sont tirés. Kadhafi a sa tête des mauvais jours. Wade finit par vendre la mèche à un journaliste : « Le Soudan n’a pas retiré sa candidature. » La séance s’étire en longueur. Rien d’intéressant n’y est dit. Kadhafi, lui, est fâché, vexé que ses efforts n’aient pas abouti. Il le montre en s’asseyant ostensiblement en retrait dans l’hémicycle, et en appelant à tout bout de champ ses collaborateurs, obligés de traverser la moitié de la salle pour le rejoindre.
Les chefs d’État entrent dans le vif du sujet lorsque les débats reprennent, à huis clos, vers 15 h 30. Ils se prolongent tout l’après-midi. Les Soudanais restent intraitables. Sassou aussi. Mais il ne veut pas aller au vote qui serait source de divisions. Quand les premières délégations quittent la salle, vers 19 heures, le blocage est total. Apercevant Nathalie Delapalme, conseillère Afrique au Quai d’Orsay, venue aux nouvelles, le président congolais lui glisse à l’oreille : « C’est une galère, une vraie galère ! », avant de s’engouffrer dans sa limousine.
Finalement, en marge du dîner de gala offert par Béchir, un début de solution se dégage : une commission est chargée de trouver une issue acceptable par tous et d’éviter un vote dont personne ne veut. Le groupe de travail, constitué par sept pays (Botswana, Burkina Faso, Djibouti, Égypte, Gabon, Tanzanie et Zimbabwe) planche jusqu’au petit matin. Vers 8 heures, le 24, les premières indiscrétions filtrent : Sassou a gagné. En échange du retrait de leur candidature, les Soudanais ont obtenu la première vice-présidence de l’Union, un poste nouveau et totalement honorifique. Et, surtout, la promesse de présider l’UA en 2007.
En réalité, cette promesse est conditionnelle. L’UA n’a pas signé de chèque en blanc au président Béchir. Explication de Wade : « La présidence de l’Union reviendra au Soudan en 2007. À condition, bien sûr, que la crise du Darfour ait été réglée et que les relations avec le Tchad se soient normalisées. C’est un point qui ne figure pas dans la déclaration finale, mais dont les chefs d’État ont convenu verbalement avec les Soudanais, et qui tombe sous le sens… » Une équivoque qui laisse augurer de belles empoignades à venir, par exemple à Banjul, en juillet prochain, où la question reviendra forcément sur le tapis.
« Il faut voir le côté positif des choses, philosophe un diplomate africain à la sortie du huis clos. Ce psychodrame a permis de se pencher sur les mécanismes de désignation du président de l’UA, qui n’étaient pas clairs, et qui seront clarifiés, très rapidement. Ce n’est pas une mauvaise chose que le président soit connu à l’avance, cela lui laissera le temps de se préparer. Le compromis auquel les chefs d’État sont arrivés aura peut-être un impact bénéfique au Darfour, car si Khartoum veut vraiment l’UA, il devra s’impliquer plus sincèrement dans le processus de paix. » En attendant, tous les regards se tournent vers Denis Sassou Nguesso. Sa présidence sera-t-elle forte – voire envahissante – comme l’a été celle d’Olusegun Obasanjo, ou plus en retrait ? Quelles seront ses priorités ? Peu disert, le chef de l’État congolais s’est borné à déclarer qu’il ferait de la restauration de la paix et de la sécurité en Afrique l’objectif majeur de sa présidence

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