Le grand roman de l’émigration

L’écrivain franco-marocain a composé un puissant récit sur les ressorts du départ vers l’Europe.

Publié le 1 février 2006 Lecture : 6 minutes.

Ce n’est pas avec son dernier roman que Tahar Ben Jelloun retrouvera grâce aux yeux de ceux de ses compatriotes qui lui reprochent de puiser dans les malheurs d’un pays où il ne vit plus la matière de ses best-sellers. À la sortie de Cette aveuglante absence de lumière (Le Seuil, 2001), où il racontait le calvaire d’un bagnard de Tazmamart, certains de ses détracteurs lui avaient dénié toute légitimité pour évoquer un sujet, les droits de l’homme, où il avait, selon eux, brillé par son silence.
Partir, qui paraît aujourd’hui, traite de l’émigration clandestine, mettant à nu un grand nombre de fléaux de la société marocaine qui rendent pour beaucoup de jeunes gens et de jeunes filles la vie dans leur pays insupportable.
Azel, le personnage principal, bien qu’issu d’une famille modeste, a fait de bonnes études, jusqu’à obtenir un diplôme universitaire de droit. Tous ses efforts pour trouver un emploi se révélant vains, il dépend de sa sur, infirmière dans une clinique. Comme ses compagnons d’infortune avec lesquels il tue le temps dans un bar de Tanger, il n’a qu’une idée en tête : franchir le bras de mer qui les sépare de la terre rêvée, l’Espagne. L’ardeur d’Azel a toutefois été refroidie depuis que Noureddine, son meilleur ami, a trouvé la mort dans le naufrage d’une patera.
Dans son malheur, Azel dispose d’un atout non négligeable : sa beauté. C’est grâce à elle que sa vie bascule. Un jour où, après avoir été tabassé par les nervis d’un petit mafieux local, il est laissé pour mort sur le quai du port, il est recueilli par Miguel, un riche marchand d’art espagnol. Cet homme étrange, humaniste et cynique à la fois, homosexuel comme on s’en sera douté, s’amourache du jeune Marocain et n’a aucun mal à lui obtenir un visa pour le faire venir chez lui à Barcelone.
L’intrigue ainsi posée, Tahar Ben Jelloun déroule son récit en courts chapitres centrés chacun sur un personnage dont on va suivre les péripéties, principalement sur la péninsule Ibérique. Car, après Azel, sa petite amie Siham réussit à son tour à quitter le Maroc en se faisant embaucher par une famille saoudienne vivant à Marbella et ayant besoin d’une aide-soignante pour s’occuper d’une gamine handicapée. Puis c’est Kenza qui profite de la générosité de Miguel : après avoir contracté un mariage blanc avec l’amant de son frère, elle peut elle aussi s’établir en Catalogne. Là, elle trouvera un emploi à la Croix-Rouge tout en arrondissant ses fins de mois grâce aux spectacles de danse orientale qu’elle donne le soir dans un restaurant.
Autant de détails qui ne sont pas fortuits, mais donnent de la substance à ce roman qui, probablement mieux qu’un essai, dévoile les rouages et les vicissitudes de l’émigration vers l’Europe. Tahar Ben Jelloun renoue d’une certaine façon avec son ancien métier de sociologue qui l’avait amené à publier plusieurs essais sur le sujet. On se souvient en particulier de La Plus Haute des solitudes (Le Seuil, 1977), fruit d’une enquête sur la vie sexuelle et affective des Nord-Africains en France.
Parmi la multitude d’autres destins qui s’entrecroisent dans Partir, on trouve Soumaya, fille de bonne famille, native d’Oujda, abandonnée par son mari et qui survit comme serveuse dans un bistro mal famé. Azel nouera avec elle une relation charnelle torride. Sorte de griot des temps modernes, Flaubert le Camerounais travaille pour une ONG franco-allemande et fait découvrir au jeune Marocain la réalité des valeurs négro-africaines de partage et d’entraide. Quant à Abbas, compatriote vivant de petits trafics, il lui explique à sa façon l’ambiguïté des relations entre Espagnols et Marocains : « Je les connais, les Spanioulis, ils n’ont pas avalé les siècles d’or et d’argent des Arabes en Andalousie. [] Ils n’aiment pas nous revoir rôder autour de leurs frontières, c’est instinctif chez eux, dès qu’ils voient un Moro, ils se méfient. »
Figure essentielle dans le récit de Ben Jelloun, la jeune Malika est une ancienne voisine d’Azel à Tanger. Lorsqu’elle a eu 14 ans, son père a considéré que cela ne servait à rien qu’elle continue ses études. Comme des centaines d’adolescentes de son quartier, elle a trouvé un emploi dans une conserverie installée dans la zone franche du port. Elle ne tiendra pas longtemps à décortiquer des crevettes dans des conditions de travail épouvantables. Les mains déjà rongées par l’eczéma, elle tombe gravement malade des poumons.
Comme pour renvoyer régulièrement le lecteur à la dure réalité qu’ont quittée les émigrés, le spectre de Malika revient à plusieurs reprises dans le récit. Avec les épreuves qu’elle endure, avec ses rêves, mais aussi la solidarité qui s’organise autour d’elle, la jeune fille est un peu le symbole des souffrances et des espoirs de tout un peuple. Ainsi avait-elle eu un jour ce dialogue avec Azel :
– Et toi, lui dit-il, que veux-tu faire plus tard ?
– Partir.- Partir ce n’est pas un métier !- Une fois partie, j’aurai un métier.
– Partir où ?
– Partir n’importe où, là-bas par exemple.
– L’Espagne ?
– Oui, l’Espagne, França, j’y habite déjà en rêve.
Mais, « là-bas », la vie n’est pas non plus un long fleuve tranquille. Kenza, pour laquelle l’avenir s’annonçait sous de bons auspices, fait la connaissance d’un gentil garçon, Nazim, un Turc, avec qui elle noue une relation prometteuse. Las ! le jeune homme lui a caché le secret de sa présence en terre ibérique. Il a dû fuir son pays et y laisser femme et enfants pour échapper à un créancier après avoir tout perdu au jeu.
Mais cette cruelle désillusion, qui conduira la jeune femme à une tentative de suicide, n’est rien, comparée à la descente aux enfers de son frère. Abusant de la confiance de son protecteur, il lui subtilise des objets de valeur, disparaît sans plus donner signe de vie, erre de bar en bar et finit par sombrer dans la clochardisation. C’est que le jeune homme vit dans la honte de s’être prostitué, d’avoir trahi les attentes de sa mère, d’avoir tout raté. Qui plus est, dégoûté par cette expérience homosexuelle, il perd sa virilité. Jusqu’au jour où, arrêté en possession de drogue, il choisit de collaborer avec les policiers en les mettant sur la piste d’un réseau islamiste avec lequel il est en contact. Il signe sa condamnation à mort. « Comme un mouton de l’Aïd el-Kébir, les Frères l’avaient égorgé. »
À travers l’échec et la fin lamentable d’Azel, Ben Jelloun pose la question essentielle : quel est le prix à payer pour quitter son pays et se faire une place chez les autres ? Quels renoncements et quelles compromissions faut-il accepter pour réussir ? Dans le dernier chapitre, l’auteur retrouve ses accents de conteur oriental pour composer une allégorie du retour au pays natal, tous les protagonistes de cette triste épopée collective se retrouvant sur un improbable bateau baptisé Toutia – qui n’est pas sans rappeler l’Arche de Noé -, où le capitaine a planté « un arbre, en fleur et qui sent bon, un oranger ou un citronnier ».
Avec ce livre haletant, à la fois roman subtilement construit et étude de murs tout en finesse, truffé de réminiscences littéraires (Flaubert, Jean Genet, Cervantès), Tahar Ben Jelloun apparaît, à 61 ans (il est né le 1er décembre 1944 à Fès), dans la plénitude de son art. Il n’a plus grand-chose à attendre des récompenses littéraires puisqu’il a déjà connu la consécration avec le Goncourt obtenu en 1987 pour La Nuit sacrée (Le Seuil). Au moins son roman, qui atteindra certainement d’excellentes ventes, inaugure-t-il brillamment son entrée dans l’écurie Gallimard. Quelques esprits malins n’avaient-ils pas vu dans le choix du titre un pied de nez au Seuil, son ancien éditeur, qu’il a quitté l’an dernier après y avoir publié vingt-deux livres en vingt-huit ans ?

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires