Chirac entre Abidjan et N’Djamena
Rude réveil en ce mois de janvier pour un président français qui, s’il maintient un certain intérêt pour les affaires africaines, n’avait pas escompté qu’elles puissent à ce point accaparer la fin de son mandat. Vu de Paris, et plus particulièrement de l’
Côte d’Ivoire : le « plan B ». On estime à Paris que le bras de fer engagé sur le mode « malin, malin et demi » entre le président Gbagbo et le Premier ministre Konan Banny va se poursuivre et se durcir. Le premier mettant en avant l’impératif du désarmement des Forces nouvelles et le second celui du processus d’identification électorale. L’idéal, bien sûr, serait que ces deux obligations avancent de pair, mais les enjeux et la méfiance sont tels que l’on n’y croit guère. D’autant que l’épreuve de force à laquelle s’est livré le camp présidentiel au cours de la semaine du 16 janvier est interprétée par les Français comme un signe d’affaiblissement et de radicalisation. Privé du contrôle des flux financiers, l’entourage de Laurent Gbagbo aurait voulu démontrer qu’il détenait toujours une forte capacité de blocage et qu’il restait maître des forces de sécurité ainsi que de la communication – qui a toujours été l’un de ses piliers. Or, juge-t-on à Paris, « il n’a pas réussi à mobiliser plus de 3 500 personnes, tous des Patriotes, et aucun partenaire extérieur de la Côte d’Ivoire ne l’a soutenu ». On envisage donc de plus en plus sérieusement, côté français, l’hypothèse selon laquelle il sera impossible d’organiser le scrutin présidentiel avant le 31 octobre prochain. Dans ce cas, le « plan B » serait activé : une période de transition avec un exécutif intérimaire d’où seraient exclus tous les candidats à l’élection, y compris Laurent Gbagbo. Qui dirigerait la Côte d’Ivoire pendant cette période à haut risque ? Vraisemblablement Charles Konan Banny, avec l’appui de tout l’arsenal onusien.
En attendant, l’heure est aux sanctions. Après une ultime réunion, le 26 janvier, le Conseil de sécurité des Nations unies devait en principe – au moment où ces lignes sont écrites – rendre publique une première short list de sanctionnés de niveau moyen, la deuxième vague – d’un niveau supérieur – étant pour l’instant tenue en réserve. Sur ce sujet, la France, qui pilote le dossier, est, comme on le sait, très en pointe, à l’instar des Britanniques, des Américains (même si le pointillisme de ces derniers, qui exigent pour se prononcer sur chaque cas individuel qu’on leur fournisse son pedigree complet et les numéros des passeports utilisés, agace un peu) et de Kofi Annan lui-même. Les Russes suivent le mouvement. Seuls les Chinois traînent les pieds : ils veulent être sûrs que tous les pays africains qui comptent adhèrent avant de s’engager. Reste que, sur le fond, tout le monde est désormais d’accord, les incidents d’il y a quinze jours ayant à cet égard joué le rôle de catalyseur.
Les militaires français – et leurs chefs à Paris – ne cachent pas leur inquiétude. Ils sont quatre mille sur place, et le comportement des quelque sept mille Casques bleus de l’Onuci, en première ligne lors des incidents des 17, 18 et 19 janvier, ne leur inspirent pas confiance. Les Jordaniens, qui gardaient le siège de l’ONU à Abidjan, auraient paniqué. Quant au « Banbat » (le bataillon du Bangladesh) présent à Guiglo, dans l’Ouest, il a fui de son propre chef, sans en informer le général Fall, qui commande l’Onuci, après avoir tué cinq « Patriotes » non armés. Pis, les soldats du Bangladesh ont abandonné derrière eux deux blindés, deux conteneurs de munitions et deux ordinateurs avant de réclamer la protection des Fanci pour couvrir leur retraite ! Pour la France, la perspective d’un engagement plus direct, voire celle du bourbier, se rapproche dangereusement.
Tchad : il faut sauver le soldat Déby Itno ! Jacques Chirac s’inquiète également beaucoup des risques d’une implosion tchadienne, qui, en outre, déstabiliserait la Centrafrique, voire le Cameroun. Là encore, l’armée française, qui compte plus d’un millier d’hommes au Tchad entre N’Djamena et Abéché, poste avancé face au Darfour, est en première ligne. Pour le président français, qui considère ce pays moins comme un État que comme un territoire avec un chef à sa tête, il faut absolument « sauver » le soldat Idriss Déby Itno. Quai d’Orsay excepté (on y est plus nuancé), l’analyse commune à Paris est en gros la suivante : les rébellions anti-Déby Itno et l’attitude de la Banque mondiale, qui a gelé tous ses programmes après la décision de N’Djamena de ne pas respecter certains de ses engagements sur la gestion des revenus pétroliers, participent d’une sorte de « complot » américain. Derrière la Banque se profilerait en effet l’ombre d’Exxon, chef de file du consortium des sociétés présentes au Tchad, laquelle Exxon aurait décidé de déstabiliser le chef de l’État jugé usé, peu fiable et peu présentable – et cela à quelques mois de l’élection présidentielle. Recevant Paul Wolfowitz à Paris le 15 novembre dernier, Jacques Chirac l’avait mis en garde. En substance : « Vous avez décidé d’engager une épreuve de force avec le président Déby Itno. Fort bien. Mais s’il tombe, quel est votre plan ? Qui gérera la situation ? Croyez-vous que les Libyens, par exemple, resteront les bras croisés ? »
Paul Wolfowitz avait alors juré que son attitude relevait du principe et non d’une quelconque velléité déstabilisatrice. Deux mois et demi plus tard, rien n’a pourtant bougé. Tout en maintenant lui-même un contact téléphonique régulier avec le président tchadien et celui de la Banque mondiale, Jacques Chirac a mobilisé à ses côtés un médiateur respecté en la personne d’Abdou Diouf. Le patron de l’OIF (Organisation internationale de la Francophonie), qui connaît Wolfowitz et bien évidemment Déby Itno, s’efforce depuis de calmer le jeu en rappelant notamment au premier à quel point la situation tchadienne est volatile. Reste que si le contentieux n’est pas insoluble – une délégation venue de N’Djamena, dirigée par le ministre des Finances, est attendue dans les jours prochains à Washington via Paris -, le problème posé par les rébellions de l’Est, qui regroupent environ cinq mille hommes en armes, demeure entier. À Abéché, ultime place forte sur la route de N’Djamena, des soldats français veillent comme à Bangolo ou à Abidjan. Avec un risque similaire : le bourbier ici, l’ensablement là.
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